Eric Poindron « l’insoliteur » : entretien avec l’écrivain (“Le bal de fantômes ”)

Maître ès dis­tor­sion, irré­gu­lier de la langue, éru­dit à sa façon, Eric Poin­dron cultives les anfrac­tuo­si­tés, les failles. Avide d’expression, en ex-graveur il tra­vaille des creu­sés de traits dans un art qui n’assagit pas mais for­mule. Il tisse des filets qui n’en sont pas et qui retiennent sans tenir en obli­geant sa mémoire à des acro­ba­ties com­po­sites et drôles qui ont rai­son de tout. L’écriture est à la fois grave et lisse : c’est le mou­ve­ment d’un pati­neur qui ins­crit des hié­ro­glyphes de la légè­reté. Elle n’exclut en rien la sagesse. Y règne l’empreinte, l’allégresse du tour­noie­ment par la pré­ci­sion de la plume-stylet.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Ce qu’un jour, je crois, un oiseau m’a chu­choté, « les hommes naissent libres et égaux de rêver ; et de s’aventurer ». Et puis apprendre au moins chaque jour une jolie chose comme les leçons de choses, sur­tout quand elle est inutile, et un mot nou­veau ou le nom d’une île.
Et je songe à ces mots de Pierre Reverdy :
« La vie est simple et gaie
Le soleil clair tinte avec un bruit doux
Le son des cloches s’est calmé
Ce matin la lumière tra­verse tout
Ma tête est une lampe rallumée
Et la chambre où j’habite est enfin éclairée »

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je vou­lais fuir l’école, racon­ter des his­toires à mon rythme et me bai­gner dans l’océan jusque tard dans la sai­son. J’y suis par­venu. Mes rêves sont intacts.
En ces temps de cani­cules de l’esprit
Relire Mon­taigne à gor­gées réflé­chies
est un rafraî­chis­se­ment huma­niste et salu­taire.
« Il faut se réser­ver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous éta­blis­sons notre vraie liberté et prin­ci­pale retraite et soli­tude. »
Oui, l’épreuve du bain
est un pont japo­nais et tra­versé
ou le rêve est un com­pa­gnon fidèle
et la bai­gnade est un jar­din
aqua­tique & secret

A quoi avez-vous renoncé ?
Je ne renonce pas, je m’arrange, je me dérange, je dif­fère, je diverge, j’exentricite, j’insolite, je vais. Et je chante ; mais très mal.

D’où venez-vous ?
Je suis né dans une ville, mais ça n’a aucune impor­tance. Je suis né pour de vrai sur une mon­tagne, près d’une forêt, au cœur des vignes. Ma rue s’appelait ainsi. J’ai fré­quenté très tôt les pres­by­tères et les biblio­thèques, les caves et les sacris­ties, les bois et les che­mins. J’ai aimé mon enfance et mes sou­ve­nirs sont agréables, même les pires. J’ai fait les Beaux-Arts parce qu’il faut bien faire quelque chose et j’ai com­pris que pour racon­ter les lumières, on pou­vait être gra­veur ou écri­vain. J’étais un mau­vais gra­veur alors j’ai tro­qué la presse contre un car­net noir et stylo à encre. Dès lors, J’ai noté tout ce qui m’arrivait en m’arrangeant avec le quo­ti­dien ou les pas à pas. Le nom et le bruit des trains, les conver­sa­tions enten­dues les soirs de pluie dans les buf­fets de gare et les plaques d’écrivains que l’on appose sur les mai­sons tristes. Avec le temps, j’ai rem­pli de nom­breux car­nets. Quand les car­nets furent trop nom­breux pour les entas­ser, j’ai quitté les villes pour mettre du vin dans une cave et voir de la neige. Mes car­nets ne sont plus noirs, mais je conti­nue à tout noter. J’écris des véri­tés dis­si­mu­lées et crois que toutes les aven­tures sont inven­tées. Mes jour­nées et mes nuits sont rem­plies de fan­tômes. J’y crois ferme. J’observe le ciel et les lézards, et je raconte tout ça. La neige, les autres et l’enfance… J’imagine… Il se peut que tout cela soit vrai.

Qu’avez-vous reçu en « héri­tage » ?
Quelques disques pré­cieux, un sty­lo­graphe noir, la copie — début XXe — d’un meuble du XVIIe siècle avec des vitraux déli­cats et la folie douce et par­fois fan­tai­siste de ma mère.

Qu’avez-vous dû “pla­quer” pour votre tra­vail ?
J’ai été pié­ton à Paris parce que je ne pou­vais pas faire autre­ment. Je n’ai jamais eu de métier alors j’ai fait de nom­breux petits bou­lots : repré­sen­tant en bat­te­rie de cui­sine, ven­deur en épi­ce­rie fine, veilleur de nuit chez un grand cou­tu­rier — cer­tains sou­ve­nirs ont leur impor­tance -, ven­dan­geur, démé­na­geur et bûche­ron. J’ai monté et démonté des décors de cinéma, fait l’assistant et le figu­rant. J’ai ren­con­tré des poètes, des vrais. J’ai tout noté. Cette nuit d’été, par exemple, où une diva chan­tait à Paris, sur le Champs-de-Mars. Au matin, avec un ami, nous avons emprunté le canapé Ches­ter­field de sa loge pour regar­der à ciel ouvert le jour se lever sur la tour Eif­fel. J’ai été cas­ca­deur, joueurs d’échecs, scé­na­riste ou écri­vain fan­tôme. Et j’ai tout noté mais je n’ai jamais rien pla­qué. Je me suis nourri comme j’ai pu.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Col­lec­tion­ner les timbres est moins encom­brant — et moins bruyant — que col­lec­tion­ner les cloches d’église, pour­tant, je ne col­lec­tionne ni les uns, ni les autres. Alors, au quo­ti­dien, soi­gner les plantes et faire la conver­sa­tion aux chats ; ou l’inverse. Et décou­vrir un nou­veau poète.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Écrire me coûte, peut-être, car ce métier d’écrire des livres est épui­sant. Et puis, si — j’écris bien si — je suis écri­vain, je n’ai pas le temps d’aller dans les réunions d’écrivains. Et avant tout, je ne me prends pas pour un écri­vain. Je suis un édi­teur qui écrit des livres.

Com­ment définiriez-vous votre manière d’aborder le por­trait lit­té­raire ?
Ce n’est pas bien dif­fi­cile, il suf­fit de relire La Bruyère et puis d’essayer de prendre sa suite et là, c’est la chute assu­rée. Un por­trait, c’est comme un texte court, un haïku ou une aqua­relle ; c’est essayer, essayer et savoir qu’on ne réus­sira jamais.

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pella ?
Les coteaux cham­pe­nois dénu­dés et hiver­naux qui pour cer­tains res­semblent à des cime­tières mili­taires, le bocage ven­déen où, ado­les­cent, j’aimais cou­rir ou m’allonger pour rêvas­ser, et les plages du débar­que­ment, la nuit. Tra­ver­ser seul la plage déserte d’Arromanches à sept ou huit ans, un soir de tem­pête, demeure un sou­ve­nir essen­tiel et vivace et la genèse de ma construc­tion fan­tas­tique.
Et puis l’océan qui, à cet ins­tant, nous fait dire, « j’existe, je suis vivant. »

Et votre pre­mière lec­ture ?
Ma pre­mière lec­ture « consciente », « Grizzly » de James Oli­ver Cur­wood, en biblio­thèque verte Hachette, a neuf ans, qui m’a dépaysé pour tou­jours. J’ai pris goût à la lit­té­ra­ture popu­laire et d’aventure. Et plus tard j’ai com­pris que c’est à cet ins­tant que j’ai aimé la cou­leur, les cou­leurs essen­tiels et poé­tiques dans la des­crip­tion de la géo­gra­phie et du monde. « Entre ces deux bandes d’un vert sombre s’étalait la val­lée ouverte, prai­rie moel­leuse et ondu­leuse, tache­tée de pourpre par l’herbe à buffle, de mauve par la sauge mon­ta­gnarde, de blanc par la rose sau­vage. » J’ai bien sûr, par féti­chisme racheté l’édition de mon enfance et je conti­nue à col­lec­tion­ner les textes des écri­vains ou des peintres obsé­dés par la cou­leur : Pierre Reverdy déjà cité, ou les notes de Pierre Bon­nard, les pages du « Jour­nal » de Odi­lon Redon. La lec­ture du pay­sage, des reliefs, la nais­sance d’un cours d’eau sont pour moi des émo­tions chromatiques.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Je pour­rais vous répondre « la musique des oiseaux qui font la musique qui adou­cit les mœurs de ceux qui com­prennent les oiseaux », et ce serait la vérité.
J’aime aussi Les Quatre der­niers « lie­der » de Strauss, le « Requiem des rois de France » de Eus­tache du Caur­roy, Fré­hel, ou Les trou­vères et trou­ba­dours du XIIIe siècle, les pièces de Cla­ve­cin sau­vage, tout Schu­bert, « La Bohème » de Puc­cini, et les chan­sons fran­çaises, même les pires. J’ai long­temps vécu avec des mil­liers de disque vinyles dans une mai­son où la télé­vi­sion n’avait que peu de place. Le soir, presque tous les soirs, en famille, nous écou­tions de la musique dans le noir, dans l’auditorium de mon père.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Ils sont nom­breux mais par extraits seule­ment, comme des ins­tants de jolis sou­ve­nirs de pre­mières lec­tures.
« Les Trois mous­que­taires, Vingt ans après et Le Vicomte de Bra­ge­lonne » de Alexandre Dumas ; « Le Signe des quatre » de Sir Arthur Conan Doyle ; « Mos­cou sur Vodka » de Vene­dikt Ero­feïev ; « Fer­mina Mar­quez » et les « Poé­sies de A. O. Bar­na­booth » de Valéry Lar­baud ; « Le Quart » de Nikos Kav­va­dias, et la poé­sie de Kav­va­dias — éMa­ra­bout & co » ; tout Gérard de Ner­val, Buf­fon ou Res­tif de la Bre­tonne ; « La Del­theille­rie » de Joseph Del­teil – sans oublier « La Cui­sine paléo­li­thique » ; « Le Neveu de Rameau » de Denis Dide­rot ; « Domme ou l’Essai d’occupation » de Fran­çois Augié­ras — et toute l’œuvre courte et puis­sa­net de Fran­çois Augié­ras, l’apprenti sor­cier ; « Je suis une île au cœur du monde » de Abdu­lah Sidran — tra­duc­tion excep­tion­nelle de Mireille Robin ; « Le moine fou est de retour » de Ryo­kan et tant d’autres. « Le Grand Dic­tion­naire de Cui­sine » d’Alexandre Dumas et les textes savou­reux de Gri­mod de la Rey­nière, Et des poètes, encore des poètes et quelques dizaines d’autres. Comme l’écrivait Léon Dau­det, le cri­tique, pas le polé­miste aux idées dou­teuses : « Je ne fré­quente pas les jeunes auteurs parce qu’ils ne se plai­raient pas dans ma com­pa­gnie, et parce que je ne me plai­rais pas dans la leur. Je n’ai que faire de nou­velles rela­tions. »

Quel film vous fait pleu­rer ?
Pleu­rer, je l’ignore, mais j’ai eu beau­coup d’émotion la pre­mière fois que j’ai vu « Les demoi­selles de Wilko » de Andr­zej Wajda, « Nous nous sommes tant aimés » d’Ettore Scola, « Le Jar­din des Finzi-Contini » de Vit­to­rio De Sica et « Le Mar­quis de Saint-Évremont » de Jack Conway. Enfin, je ne suis pas insen­sible quand Fré­hel chante entre les larmes, et sur sa propre chan­son, dans « Pépé le Moko » de Julien Duvivier.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un visage qui change et qui j’espère ne change pas ; un taquin et un hon­nête homme, peut-être.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai tou­jours osé écrire et j’aime écrire aux amis et par­fois aux incon­nus qui sont deve­nus des amis.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Elles sont au nombre de quatre-vingt et feront l’objet d’un livre de géo­gra­phie poé­tique. Et sou­vent, elles sont asso­ciées au pas­sage, à la pré­sence ou aux traces d’un écri­vain. J’ai sur­tout une véri­table fas­ci­na­tion pour les « villes hautes », qu’elles soient désertes, Renais­sance ou Roma­nesque. Laon, Ber­game ou langres me donnent de l’imagination.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Les irré­vé­ren­cieux, les ico­no­clastes, les gueux, les « bruts et les « fous lit­té­raires » », les dédai­gnés, les oubliés et les « mave­rick ». Ou le gra­veur Charles Meryon, par exemple.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Des per­ro­quets gris du Gabon, un mou­li­net amé­ri­cain pour la pêche à la mouche, un camé­léon facé­tieux, un châ­teau en rela­tif mau­vais état, un cours d’eau, un gra­mo­phone avec des aiguilles de rechange, une barque confor­table, une bicy­clette légère, des éblouis­se­ments dans le ciel, une loupe de bureau, des tables longues pour y dépo­ser des piles de livres, un feu de che­mi­née, six fla­cons de vins de Tokaji hon­grois et le sou­rire de ma fille.

Que défendez-vous ?
Comme tout un cha­cun le droit à la paresse et le droit à la parole et
Tou­jours voya­ger sinueux
Un peu oiseau aussi
Impro­bable en irré­vé­rence
A tire d’île & à tire d’Elle
Comme ces mots ces mots de Ödön von Horváth si proches de ceux de Saint Fran­çois & de Dio­gène
« Je n’ai rien, sauf ce que j’ai sur le dos, et la valise avec une vieille machine à écrire por­ta­tive” »

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
Ce soir, je reli­rai les épreuves du matin avant de reprendre le nou­veau stylo pour noir­cir d’autres pages, cette fois manus­crites, qui ser­vi­ront au tra­vail du len­de­main.
Entre temps, j’aurai entendu le chant des oiseaux, enca­gés ou non, observé les lézards effron­tés et curieux, caressé les chats qui dorment sous les lampes, compté comme un enfant les excla­ma­tions des cloches de l’église, suivi les nuages qui quel­que­fois vire­voltent et mènent sou­vent à de nou­velles phrases. Ma façon de don­ner quelque chose au papier, puis au lec­teur, ce — peut-être — « quelqu’un » qui n’en veut pas.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
La ques­tion est d’être toute ouïe mais quelle en sera la réponse.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Que pensez-vous des écri­vains qui dénichent de nou­velles cou­leurs en étu­diant le crépuscule ?

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le19 juillet 2017.

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