Alain Badiou, Que pense le poème ?

La gauche de la poésie

Badiou feint dans son livre de se retrou­ver comme le veau sous la mère poé­sie. Ce saint genre semble le tenir par la bar­bi­chette. Il aurait visité l’or de ses autels, en a sniffé cer­tains effluves et c’est tout juste s’il ne vou­lait pas lui faire l’amour. Per­sonne n’ose lui dire qu’il exa­gère et ce, parce qu’il croit s’en tirer en assé­nant des véri­tés défi­ni­tives : « La poé­sie a tou­jours été un lieu de pen­sée, une pro­cé­dure de vérité ». Mais selon celui qui ne recule devant rien et avance der­rière lui elle fait mieux : « elle pense la pen­sée ». Badiou res­semble au vieil anti­quaire du roi de Prusse qui pleu­rait devant un beau poème. Il ne s’arrête pas en si beau che­min et veut faire croire que la phi­lo­so­phie n’était que le sous-texte de la poé­sie. Elle en devien­drait le pré­lude à sa vapo­ri­sa­tion.
Sous cet appa­rent hom­mage et comme Jeanne d’Arc les Anglais, Badiou veut néan­moins bou­ter la poé­sie de ce qu’elle est. Le tout dans une pen­sée flot­tante qui feint le repen­tir. Mais sans le savoir le « pan­seur » joue avec la poé­sie comme on joue aux dames : il y apprend for­cé­ment les échecs de sa pen­sée. Repre­nant les incon­tour­nables (Mal­larmé, Rim­baud, Trakl, Pes­soa, Paso­lini, Hop­kins, Man­del­stam, Celan, etc.) il estime qu’en s’appuyant sur leurs « incon­sis­tances » reven­di­quées comme telles, leur art apai­se­rait le chaos dans de nou­veaux périples du lan­gage. Leurs « dia­go­nales » (for­cé­ment du fou) flin­gue­raient les cou­rants de pen­sées et déso­rien­te­raient le logos. Le tout, à coup de quelques cita­tions d’autant effi­caces qu’elles sont décon­tex­tua­li­sées. Et Rim­baud à la clé : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des ver­tiges. » Ce qui per­met à Badiou une nou­velle “décontexte-titularisation”. Il est vrai qu’avec la poé­sie on peut tout se permettre.

Prolixe,  Badiou impro­vise sur des buées, enfonce des portes ouvertes. Le bate­leur sem­blera sophis­ti­qué pour ceux qui voient dans la poé­sie le tour de manche d’esprits pres­ti­di­gi­ta­teurs sans savoir que le phi­lo­sophe est de ceux qui ont du mal avec les consonnes errantes comme avec ceux qui les mal­mènent. Quid de Nova­rina ? De Beckett ? De Prigent ?
Ce que l’auteur pré­fère est moins la poé­sie que les maximes. Mais de telles abbayes ne font pas les moines ana­cho­rètes sauf s’ils ont l’apôtre sur les os. Mais là n’est pas le pro­pos du phi­lo­sophe qui sait prendre du recul sans jamais s’avancer vrai­ment. Ses tête– à-tête avec les poètes ne sont que des tête-à-queue (ils manquent cepen­dant de corps).

Les ana­lyses pré­sentes dans le livre sont des pro­fes­sions de mau­vaise foi. Elles finissent par un tango argent-teint entre le phi­lo­sophe et Charles Ramond sur la « sin­gu­la­rité abso­lue » du poème. C’est à coup de telles idées géné­rales que la poé­sie reste confite dans des talents hauts de la star de la phi­lo­so­phie. Il nous refait le coup de la « poé­sie pure » que l’abbé Bré­mond avait écu­mée il y a cent ans. Se vou­lant grand cri­tique poé­tique, il reste ce que fut André Mau­rois (« Toi, toi Mau­rois) à la lit­té­ra­ture.
Pro­po­ser comme but à la poé­sie de deve­nir la pro­pé­deu­tique de la poé­sie reste une impos­ture. Elle a tout pour séduire. Mais l’auteur oublie que l’écriture ne naît pas de rien. Sans régu­la­teur ou se refu­sant toute régu­la­tion, elle n’est mar­quée d’aucune cou­pure pas même ombi­li­cale — puisqu’il n’y a per­sonne à son autre bout. Badiou a beau ten­ter une unité par la bande, il nie l’altérité comme le retour au cocon. Il faut tou­jours y reve­nir mais sans en res­sor­tir entier. C’est ce que Badiou ne peut pas com­prendre. Il reste com­pa­rable aux com­men­ta­teurs à la mort de Ken­nedy : quand bar­rit Lyn­don com­ment débar­ras­ser le blanc du John ?

jean-paul gavard-perret

Alain Badiou, Que pense le poème ?, édi­tions Nous, 2016, 192 p. — 20,00 €.

 

 

1 Comment

Filed under Essais / Documents / Biographies, On jette !

One Response to Alain Badiou, Que pense le poème ?

  1. Basquin Guillaume

    Merci, cher jean-paul ! Au diable les commentateurs-enfonceurs de portes grandes ouvertes ! Au diable les intel­lec­tuels de télévision.

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