Badiou feint dans son livre de se retrouver comme le veau sous la mère poésie. Ce saint genre semble le tenir par la barbichette. Il aurait visité l’or de ses autels, en a sniffé certains effluves et c’est tout juste s’il ne voulait pas lui faire l’amour. Personne n’ose lui dire qu’il exagère et ce, parce qu’il croit s’en tirer en assénant des vérités définitives : « La poésie a toujours été un lieu de pensée, une procédure de vérité ». Mais selon celui qui ne recule devant rien et avance derrière lui elle fait mieux : « elle pense la pensée ». Badiou ressemble au vieil antiquaire du roi de Prusse qui pleurait devant un beau poème. Il ne s’arrête pas en si beau chemin et veut faire croire que la philosophie n’était que le sous-texte de la poésie. Elle en deviendrait le prélude à sa vaporisation.
Sous cet apparent hommage et comme Jeanne d’Arc les Anglais, Badiou veut néanmoins bouter la poésie de ce qu’elle est. Le tout dans une pensée flottante qui feint le repentir. Mais sans le savoir le « panseur » joue avec la poésie comme on joue aux dames : il y apprend forcément les échecs de sa pensée. Reprenant les incontournables (Mallarmé, Rimbaud, Trakl, Pessoa, Pasolini, Hopkins, Mandelstam, Celan, etc.) il estime qu’en s’appuyant sur leurs « inconsistances » revendiquées comme telles, leur art apaiserait le chaos dans de nouveaux périples du langage. Leurs « diagonales » (forcément du fou) flingueraient les courants de pensées et désorienteraient le logos. Le tout, à coup de quelques citations d’autant efficaces qu’elles sont décontextualisées. Et Rimbaud à la clé : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » Ce qui permet à Badiou une nouvelle “décontexte-titularisation”. Il est vrai qu’avec la poésie on peut tout se permettre.
Prolixe, Badiou improvise sur des buées, enfonce des portes ouvertes. Le bateleur semblera sophistiqué pour ceux qui voient dans la poésie le tour de manche d’esprits prestidigitateurs sans savoir que le philosophe est de ceux qui ont du mal avec les consonnes errantes comme avec ceux qui les malmènent. Quid de Novarina ? De Beckett ? De Prigent ?
Ce que l’auteur préfère est moins la poésie que les maximes. Mais de telles abbayes ne font pas les moines anachorètes sauf s’ils ont l’apôtre sur les os. Mais là n’est pas le propos du philosophe qui sait prendre du recul sans jamais s’avancer vraiment. Ses tête– à-tête avec les poètes ne sont que des tête-à-queue (ils manquent cependant de corps).
Les analyses présentes dans le livre sont des professions de mauvaise foi. Elles finissent par un tango argent-teint entre le philosophe et Charles Ramond sur la « singularité absolue » du poème. C’est à coup de telles idées générales que la poésie reste confite dans des talents hauts de la star de la philosophie. Il nous refait le coup de la « poésie pure » que l’abbé Brémond avait écumée il y a cent ans. Se voulant grand critique poétique, il reste ce que fut André Maurois (« Toi, toi Maurois) à la littérature.
Proposer comme but à la poésie de devenir la propédeutique de la poésie reste une imposture. Elle a tout pour séduire. Mais l’auteur oublie que l’écriture ne naît pas de rien. Sans régulateur ou se refusant toute régulation, elle n’est marquée d’aucune coupure pas même ombilicale — puisqu’il n’y a personne à son autre bout. Badiou a beau tenter une unité par la bande, il nie l’altérité comme le retour au cocon. Il faut toujours y revenir mais sans en ressortir entier. C’est ce que Badiou ne peut pas comprendre. Il reste comparable aux commentateurs à la mort de Kennedy : quand barrit Lyndon comment débarrasser le blanc du John ?
jean-paul gavard-perret
Alain Badiou, Que pense le poème ?, éditions Nous, 2016, 192 p. — 20,00 €.
Merci, cher jean-paul ! Au diable les commentateurs-enfonceurs de portes grandes ouvertes ! Au diable les intellectuels de télévision.