Jean-Pierre Bobillot, Quand eCRIre, c’est CRIer

La poé­sie hors de ses pages

Sans par­ta­ger for­cé­ment toutes les options poé­tiques de Jean-Pierre Bobillot, force est de contac­ter la per­ti­nence de ses six « petits essais » (plus exac­te­ment 5 + 1) qui ouvrent la nou­velle col­lec­tion de Fran­çoise Favretto : « Que faisons-nous ? ». Elle s’entame plus pré­ci­sé­ment par un « Que fait la poé­sie ?». A quoi peut s’ajouter son “com­ment” ? Bobillot ouvre comme peu de cri­tiques le pro­posent et sans aucun a priori le champ sonore, séman­tique et de « repré­sen­ta­tion » du poé­tique. Et l’auteur de rap­pe­ler en limi­naire qu’au même titre que les poèmes écrits il existe des « poèmes-performances » : ils valent la peine et peuvent être géniaux, écrit-il en sub­stance. La poé­sie se doit donc à une ouver­ture à dif­fé­rents médiums (enten­dons sup­ports). Le livre n’en est qu’un et ne laisse pas la place à ce que l’auteur exa­mine ici : la poé­sie sonore et la poé­sie action.
A par­tir de Ber­nard Heid­sieck et des années 60, sur ce plan, les choses ont bougé. D’où ce glis­se­ment « de la poé­sie sonore à la médio­poé­tique ». Les cinq essais recréent de fait une his­toire de la poé­sie jusque là occul­tée. Le tout sous une forme astu­cieuse et riche de cré­pi­te­ments capable de sug­gé­rer le maté­ria­lisme d’un genre lit­té­raire jusque là consi­déré comme le plus abs­trait. Sor­tant la poé­sie du seul livre et de son mythe, Jean-Pierre Bobillot ramène aux Cri­rythmes de Fran­çois Dufrêne et à La voix de l’écrit de Chris­tian Prigent.  Mais il rameute aussi l’importance du la poé­sie visuelle ini­tiée par le cinéma Dada et Sur­réa­liste bien avant Guy Debord, Chris Mar­ker et Godard.

L’auteur a donc le mérite de rap­pe­ler les anté­cé­dents de ces nou­velles formes d’expression : le « poème-partition B2B3 » de Ber­nard Heid­sieck — asso­ciant pour la pre­mière fois un enre­gis­tre­ment à une lec­ture publique simul­ta­née, et à la dif­fu­sion d’un « texte » dif­fé­rent, enre­gis­tré sur une autre piste —  trouve un écho dans la poé­sie scé­nique du club des Hydro­pathes d’Émile Gou­deau et le Chat noir de Rodolphe Salis près d’un siècle plus tôt.
Beau­coup de poètes reprirent la nation de « poé­sie enre­gis­trée » que — dès les années 10 du siècle pré­cé­dent — les futu­ristes dif­fu­sèrent. Il y eut chez nous, à côté de Heid­sieck, Henri Cho­pin, des artistes tels que Paul-Armand Gette qui s’y essayèrent. Quant au Let­trisme d’Isidore Isou et de Fran­çois Dufrêne déjà cité, il n’est pas oublié par l’auteur. Peut sim­ple­ment se regret­ter la sous-représentation de tous les irré­gu­liers belges de la langue (Bal­tha­zar, les Pic­que­ray, les Miguel, etc.

Mais l’auteur prouve com­ment, par dif­fé­rentes tech­niques de prises de sons, de pos­tures et de sens, les « voca­tures » et autres objets sonores non ver­baux ont fait écla­ter le « je » locu­teur « conscien­tique » en l’ouvrant sur l’organique. Bobillot cite “le Car­re­four de la chaus­sée d’Antin”  d’Heidsieck comme «la bande-son d’un film sans images » que l’essayiste rap­proche astu­cieu­se­ment de l’Alpha­ville de Godard et ses empi­le­ments de vocables où la poé­sie huma­niste pique du nez.
L’auteur ouvre donc la poé­sie à une toute autre his­toire. Certes, elle pro­vient des Grands Rhé­to­ri­queurs dont l’OuLiPo fut une bien pâle copie – car il y avait bien mieux à faire. Bobillot le prouve : la poé­sie dans sa matière même trouva un sou­bas­se­ment théo­rique que Prigent et Nova­rina ont repris à leur compte. Ils ne cessent de creu­ser leurs trous dans la langue. La gorge, le palais, le dia­phragme et jusqu’aux couilles pour ces deux poètes font réson­ner mère la langue par tout ce qui en elle « merdre ».

Bobillot, en trans­for­mant la « média­sphère » de Régis Debray en « médio­sphère » (afin d’éviter l’ambiguïté medium/média), ouvre la poé­sie à son champ le plus vivant et à tous ses poten­tiels. Phi­lippe Cas­tel­lin et sa revue Doc(k)s sont là pour le prou­ver. Et tout le livre a le mérite de faire du lan­gage une suite de « daisy-derata » : au noir d’encre fait place le rouge ambre des peaux de fesses.
Il montre com­bien der­rière les cou­loirs de la méta­phy­sique se cache quelque chose de plus pro­fond et d’immédiat mais que les dieux de levage de la cri­tique se gardent de sou­le­ver. Il y a sans doute pour eux trop de fureurs, d’« intran­quillité » et de don­nées non livresques qui échappent à leurs codes admis. Ils pré­fèrent cares­ser leur baga­telle pour un mas­sage et leur bis repe­tita. Bobillot à l’inverse, pos­sède le mérite de pro­po­ser une « musi­ca­tion » et des mas­ti­ca­tions du signi­fiant. Elles sont de la meilleure augure pour la suite d’un genre qui garde tout son souffle de “corps pro­fé­rant”.

jean-paul gavard-perret

Jean-Pierre Bobillot, Quand eCRIre, c’est CRIer, Ate­lier de l’Agneau, coll. « Que Faisons-nous ? », 2016 — 18,00 €;

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