Yoko Ogawa, La Formule préférée du professeur

L’uni­vers de Yoko Ogawa est aussi volup­tueux que la soie, son écri­ture a le goût âcre du thé, l’attrait et la veni­mo­sité du Fugu

 

L’uni­vers de Yoko Ogawa est aussi volup­tueux que la soie. Lire un de ses livres est comme décou­vrir pour la pre­mière fois la musique, la danse, un art pre­mier. Elle est de ses écri­vains que l’on vénère ou exècre au pre­mier contact car son écri­ture a le goût âcre du thé, l’attrait et la veni­mo­sité du Fugu.
La Pis­cine, roman paru en 1995 chez Actes Sud, annon­çait déjà un talent hors du com­mun. Il fut suivi par de nom­breuses paru­tions parmi les­quelles on peut noter L’Annulaire
en 1999, qui fut adapté au cinéma par Diane Ber­trand en 2005.

Yoko Ogawa excelle à décrire les obses­sions, les tour­ments, les vices de l’âme qui se hissent par­fois au-devant de la scène pour confron­ter la bana­lité du réel aux ins­tincts les plus sub­tils, les plus sour­nois. Ses motifs lit­té­raires peuvent par­fois heur­ter un esprit occi­den­tal peu habi­tué à cette humeur toute japo­naise mais ne sau­raient éga­rer le lec­teur un tant soit peu averti qui découvre alors une qua­lité et une pré­ci­sion d’écriture exceptionnelles.

La For­mule pré­fé­rée du pro­fes­seur nous fait péné­trer une sphère excen­trique, un domaine qu’il faut abor­der en y décryp­tant les codes et les usages. Un vieil homme pas­sionné de mathé­ma­tiques mais dont la mémoire n’excède pas 90 minutes, une jeune femme aide-ménagère et l’enfant qui vit avec elle. Voilà les trois per­son­nages prin­ci­paux cam­pés dans leur sim­pli­cité et pourtant…

L’ori­gi­na­lité de l’auteur est de nous faire fran­chir des mondes invi­sibles : l’abstraction des mathé­ma­tiques est au cœur de ce roman comme un fil rouge tendu de part et d’autre et que le lec­teur devra tra­ver­ser, en équi­libre, sus­pendu au-dessus du plein des mots.

La jeune femme, lorsqu’elle entre au ser­vice du pro­fes­seur, ne se doute pas de la somme d’apprentissages que celui-ci va lui per­mettre d’appréhender. Le han­di­cap du vieil homme sera le vec­teur d’un lien affec­tif puis­sant qui por­tera la jeune femme et l’enfant jusqu’à leur matu­rité. La pas­sion du pro­fes­seur tis­sera entre eux une forme de lan­gage inso­lite : les nombres, les équa­tions, seront les enti­tés nar­ra­trices de ses humeurs et la jeune femme appren­dra à les déchif­frer, se pren­dra au jeu et y trou­vera presque une phi­lo­so­phie, un axe de vie autour duquel se cen­trer. Son fils, sur­nommé “root” par le pro­fes­seur, s’attachera lui aussi à cet homme au pré­sent contenu à l’intérieur de ces pré­cieuses minutes, tant et si bien qu’ils devien­dront presque parents ; for­mant ainsi une addi­tion incon­di­tion­nelle, une équa­tion parfaite.

Ce roman sonde encore le rap­port aux dif­fé­rents âges de la vie. L’enfant, la mère céli­ba­taire et le vieil homme se croisent sur des che­mins impro­bables et pour­tant il se noue entre eux un lien indé­fec­tible, nourri de sen­ti­ments qui se laissent presque tou­cher du doigt, alors même qu’ils racontent un monde où la com­mu­ni­ca­tion est deve­nue infime, ténue comme ces quelques minutes sur les­quelles repose la sur­vie du vieil homme.

Le lec­teur, même le plus insen­sible à l’algèbre, est alors porté par une pas­sion nou­velle pour ce codex arith­mé­tique car il découvre un monde nou­veau où les chiffres sont habi­tés d’une âme et vivent dans ce “cahier uni­ver­sel” ; abon­dants et lumi­neux, sou­te­nant le monde des hommes de leur équi­libre absolu.

karol letour­neux

   
 

Yoko Ogawa, La For­mule pré­fé­rée du pro­fes­seur (tra­duit du japo­nais par Rose-Marie Makino-Fayolle), Actes Sud, octobre 2005, 247 p. — 20,00 €.

 
     

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