La musique est une langue compliquée mais lorsqu’on l’écoute et qu’elle vous prend comme par-dessus la jambe ou par inadvertance, elle devient une langue sans grammaire. Cette sensation, mille fois ressentie, je l’ai encore éprouvée à la Philharmonie l’autre soir. Accompagnée de mon amoureuse, la version pour orchestre du quatuor pour piano et cordes n°1 de Brahms, dans l’orchestration de Schönberg, a été un moment incroyable, notamment le « refrain » tzigane.
Seules la musique et la poésie ont cette capacité à faire image et à dire les mots qui n’existent dans aucune langue et qui sont pourtant bien réels pour définir l’amour, la beauté, la grâce en somme. La chair de poule est « le couplet » de la musique. Il y a des soirs comme cela où partir en caravane a du sens : on a envie de visiter le poulailler et de fuir le « paradis » où nous étions assis.
Il fut un temps où les théologiens se battaient pour savoir si la grâce était pour tous ou pour quelques élus. La théologie est une des manières d’être de la poésie, « un faux nez » de celle-ci. Il faut revenir aux questions théologiques pour que la révolution de l’intime puisse s’opérer, Dieu n’étant, Lui, qu’un faux témoin ou la surcharge pondérale de la vie intérieure.
L’histoire des hommes est leur combat collectif contre l’exigence spirituelle. La grâce n’est parcimonieuse qu’en raison du fait que l’histoire n’est qu’un déroutage pris au sérieux. Berdiaev ne dit-il pas que la société est une « langue imitative ». Les guerres, les nations, la vie sociale, la dignité ne sont que des cache-sexes de cette incapacité à être en soi. Aristote pense que le bonheur est une fonction qui s’accomplit bien. C’est intéressant mais un peu simpliste, non ? Le bonheur est bien sûr cela mais aussi une énigme qui ne trouve pas à se résoudre dans le champ des possibles, une sorte d’état second où tout est en acte et en puissance à la fois : c’est en même temps une variété (comme on le dit d’un légume) de l’absolue nécessité — car qui pourrait vivre sans aucun bonheur — et une faculté qui s’accomplit ou pas (sinon nous serions tous heureux perpétuellement, ce qui est la définition la plus proche du malheur).
Souvent, le bonheur est rétrospectif. On se souvient de tel instant avec joie sans l’avoir néanmoins ressenti avec la même allégresse lorsqu’on le vivait. Et puis, il y a ces moments où le bonheur est vécu là, à la minute même : on le sait, on le pense tel, on le vit ainsi. Ce n’est ni un bonheur « retravaillé » après coup, ni de la nostalgie, ni une reconstitution proche de l’illusion. Ces instants sont rares et ils « identifient » l’amour, c’est certain. Ce type de bonheur constitue l’amour même, une sorte d’indice sommital.
Contrairement à ce qu’écrit Aragon, il n’y a que des amours heureux, sinon cela s’appellerait le « malheur », c’est-à-dire tautologiquement l’absence d’amour. L’amour malheureux constitue une condescendance envers soi et un oxymore bêta : c’est une métonymie de la déploration. Voilà ce à quoi je pensais après le concert de Brahms, tandis que « les mains dans les mains », nous restions mon amoureuse et moi « face à face », doublant le pont du saucisson par l’arche de nos mains au Café de la musique.
Brahms, le saucisson et Apollinaire : tout cela en une soirée. Durant cette semaine, je n’avais strictement rien lu qui puisse se comparer à cette musique et faire l’objet d‘une chronique. En effet, ces derniers temps, la littérature me fait penser aux hurlements d’un mégaphone dans un stade où l’hystérie et l’instinct grégaire s’autogèrent pour matérialiser l’ânerie, avec ou sans moustache.
Ainsi, hormis un roman de Jaroslav Melnik, Macha ou le IV Reich, qui se situe en 3896, époque où le monde est partagé en hommes et stors — êtres d’apparence humaine, transformés en viande de boucherie -, je n’avais avalé que quelques miaulements poétiques d’éternels normaliens dont la singularité reproductible consiste à déshydrater la syntaxe et faire des mots une manière de chiures de mouches anarchiquement disposées sur le papier comme si le revers de main s’accouplait à l’amputation ; et moi qui croyais que la littérature n’était pas une démonstration du hasard.
En attendant pour ne pas se noyer avec ces chatons, réécoutons Brahms, très loin du dromadaire « romanesque », de plus en plus desséché et inconfortable et de son chamelier lyrique, à peine moins désaxé que la comète de Halley dont le prochain passage au périhélie devrait avoir lieu le 28 juillet 2061.
Espérons que les écrivains ne somnolent pas jusque-là, même si après tout il n’y a que quatre décennies à attendre. Et de conclure avec Brahms : « s’il y a quelqu’un que je n’ai pas insulté, je lui demande pardon ».
valery molet