Alors que je m’échinais à écrire une critique sur la trilogie du si chou amant de la littérature sans aspérités et sans aspic du très légumier Théo Navey – trilogie remarquable du point de vue des asperges et des blattes, puisqu’elle comprend trois monuments du roman ornemental : La soupe aux poireaux, Poireauter et souper et l’énigmatique J’en ai soupé mystérieusement dédicacé à « celui qui en a assez des potages » –, je me mis à songer au Brel des Marquises.
Je revenais de Papeete et les paroles de Grand Jacques avaient pris une couleur inédite. Certes, la première impression, en atterrissant à Tahiti, avait été sombre en raison des paquebots géants à l’amarre. J’avais rêvé de les embrocher pour les rôtir avec tout ce qu’ils contenaient mais ces Enfers n’avaient pas même la délicatesse d’être démoniaques : ces navires, charriant du désespoir en tongs, alliaient le chaînon manquant, le vice de forme et les mimétismes du néant.
Mais ce sentiment fut passager car, au fil des jours, le mana s’empara de moi et mon aversion pour les îles, que ma détestation des voyages renforçait, s’estompa pour laisser place à une sorte de dynamique de l’ensorcellement par lequel le bonneteau devenait un jeu de hasard, les goyaviers, des yeux rougis par la joie et les paysages, l’autre nom de ce qui n’a pas encore de nom.
« Si ton âme est sombre, tu rebrousses chemin ! ». Sinon, tu es comme enseveli vivant dans cette saison « sans hiver et sans été ». L’idée de suspension ne m’avait jamais effleuré auparavant, sauf quand je songeais à me suicider quelques fois par an. Mais face à Moorea, la suspension m’apparut comme la définition la plus vivante, la moins équarissable, de la condition humaine.
Je repensais à tous ces écrivains – Diderot en tête – qui avaient fantasmé Tahiti. Je les comprenais car cette île était la bordure du fantasme en même temps que son déni caustique. L’incipit de Jacques le fataliste la résumait tout entière : « D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ».
Dans le lagon, sur les chemins à peine carrossables des montagnes si vertes que les autres couleurs s’apparentent à un coulis apeuré de l’olive, Tahiti moque le cosmos, cette cacahuète molle s’épanchant sur sa propre inexistence devant la « grâce polynésienne ». Cette grâce, évoquée par Pierre Loti en parlant de Rarahu dont la peau est comme « ses terres cuites claires de la vieille Etrurie », n’est pas au sens propre « gracieuse ». Ce serait plutôt une nage qu’une grâce et les Tahitiens « des dorades agiles » ou des notables du ruisseau.
Les cascades sont des salles de bain. A leur côté, les Européens font figure de babouins « terrifiant des moineaux », surtout quand la nuit sublime descend sur Papeete, crevant d’étoiles qui font « un doux froufrou » et vous enfonce des aiguillettes dans l’œil, histoire de vous rappeler à sa vue. Loti s’est beaucoup trompé. Il n’y a pas de tristesse étrange sur l’archipel. Tahiti a une tristesse saugrenue, à mi-chemin entre le vague à l’âme, le va’a long comme un bus de banlieue et le non–débraillé de sa nonchalance.
La tristesse est une action immobile même si aucun mot ne la désigne, sinon le mol ou mâle gémissement des vents et le courage des orages traversant le Pacifique. Les noix de coco et les coqs rêvent sur les parkings, les uns s’avariant, les autres « kikirikisant » comme si les dieux les avaient délégués pour bruire et pourrir à leur place pour anticiper le déclin de la laideur.
Au fond, la géographie et Tahiti sont étrangères. Il faudrait un lexique des platitudes pour les confondre. Seule la littérature, par intermittences, prononce correctement leur nom sans antagonisme car sans hypothèse d’accointance, même utopique. Tahiti versifie alors que les mappemondes narrent. C’est pourquoi la Polynésie est un récit toujours en cours d’écriture, sans espoir d’édition et qu’elle ne peut faire l’objet d’aucune critique littéraire.
On y écope son âme, la curant de ses détresses stupides comme si vous demandiez à un Martien son titre de séjour. Vous êtes enfin libéré du hoquet des hic et nunc. Vous n’êtes plus d’ici. Vous n’êtes pas d’ailleurs. Vous êtes dans l’ahité des choses. C’est également la raison pour laquelle sa beauté, ses musiques qui ne « riment pas pour des éclanches », son tempo sans avarie, la métrique des terribles hakas marquisiens se tatouent sur vos neurones, neutralisant toute érosion.
Dans ce cas-là, la marque au fer au rouge devient un bonheur et le blabla invente la métonymie erronée d’un livre sur la fenua. Il ne reste plus qu’à balancer votre rapporteur, vos stratégies vomitives à 360 degrés et à demander l’indicatif des îles Tuamotu en criant : « au diable, tout ! », hormis les merveilleux dauphins qui apaisent les merveilleux nuages.
valery molet