Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle

Fumis­te­rie intel­lec­tuelle, vous avez dit fumis­te­rie intellectuelle ?

Le titre de cet essai du pen­seur anglais est sa meilleure publi­cité : com­ment résis­ter à la ten­ta­tion de lire un déve­lop­pe­ment sur le sujet, qui pro­met d’être drôle ? La pré­face de Jean Bric­mont met, elle aussi, le lec­teur en appé­tit, étant lim­pide, empreinte d’humour et bien ins­truc­tive concer­nant la phi­lo­so­phie de Rus­sell – très peu connue en France.
Les choses se gâtent, en revanche, lorsqu’on en vient à décou­vrir que l’essai si allé­chant sur la fumis­te­rie pré­sente des défauts rele­vant de ce qu’il fus­tige : la façon dont Rus­sell s’y prend pour nous démon­trer l’absurdité de la reli­gion, par exemple, consiste à évo­quer les gros dégâts qu’elle a pu cau­ser, et à rele­ver des absur­di­tés cocasses dans la Bible, comme pour­rait le faire n’importe quel athée sans com­pé­tences phi­lo­so­phiques ni res­pect pour la pen­sée d’autrui. Il ne semble pas s’apercevoir que cette façon de pro­cé­der cor­res­pond à une ten­dance contre laquelle il s’élève, celle de tou­jours s’arranger pour “adop­ter une vérité qui conforte nos pré­ju­gés“ (p. 44), et qu’une argu­men­ta­tion élé­men­taire à ce point donne plu­tôt envie de relire Saint Augus­tin ou Spi­noza (que Rus­sell traite avec mépris) avec un res­pect accru, ne serait-ce que pour le niveau intel­lec­tuel de leurs écrits. Que n’a-t-il pas songé au risque de munir ses adver­saires des meilleures armes pour le battre, quand il attaque jusqu’à Pla­ton et Aris­tote – cen­sé­ment stu­pides – sans prendre la peine de faire autre chose que de les réduire cha­cun à une croyance obsolète ?

De même, lorsqu’il pro­teste contre le racisme, il s’y prend comme pour­rait le faire un jour­na­liste pressé de livrer son article : l’un de ses argu­ments repose sur l’évaluation du quo­tient intel­lec­tuel des élèves de divers groupes eth­niques “aux Etats-Unis, où tous les enfants, quelles que soient leurs ori­gines, fré­quentent les mêmes écoles“ (p. 58) – rap­pe­lons que l’essai de Rus­sell date de 1943, et que même à pré­sent, le sys­tème sco­laire amé­ri­cain n’est pas plus éga­li­taire que le fran­çais avec ses éta­blis­se­ments d’élite et ses ZEP. Par ailleurs, pour un lec­teur d’aujourd’hui, les déve­lop­pe­ments de Rus­sell contre le racisme, le natio­na­lisme et le mili­ta­risme paraissent – en l’absence d’arguments autres que banals et élé­men­taires – pires qu’ennuyeux : irri­tants comme peut l’être l’enfonçage répé­ti­tif de portes ouvertes.
On en arrive à l’impression d’avoir perdu son temps en lisant ce pam­phlet, pour­tant bref, plu­tôt qu’un mor­ceau de texte phi­lo­so­phique digne de ce nom. Sans doute la Fumis­te­rie de Rus­sell a-t-elle été utile en son temps, et pourrait-elle l’être encore si on la fai­sait tra­duire dans l’un des coins du monde où règnent le fana­tisme et l’esprit mar­tial, mais pour un habi­tant tant soit peu éclairé de la France actuelle, cet opus­cule n’apporte rien d’inédit, et je ne parie­rais pas sur lui pour conver­tir nos conci­toyens racistes ou intégristes.

Ceci dit, la tra­duc­tion de Myriam Den­nehy est bien appré­ciable, quoique des­ser­vie par l’absence fla­grante de tra­vail de cor­rec­tion : outre les coquilles, le livre contient des lignes où les mots sont col­lés les uns aux autres, et il manque cruel­le­ment d’italiques aux endroits idoines pour ce type de caractères.

agathe de lastyns

Ber­trand Rus­sell, De la fumis­te­rie intel­lec­tuelle, tra­duit de l’anglais (Royaume-Uni) par Myriam Den­nehy, l’Herne, coll. “Essais“,  octobre 2013, 104 p.- 15,00 €

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