Kurô Tanino, Avidya, l’auberge de l’obscurité

« Une estampe théâtrale »

K. Tanino, né en 1976, ori­gi­naire de la région de Toyama, psy­chiatre de for­ma­tion comme ses parents, est aujourd’hui un homme de théâtre reconnu dans son pays mais aussi en France où plu­sieurs de ses pièces ont été mon­tées, à Paris et en pro­vince.
Avi­dya, l’auberge de l’obscurité, écrite en 2015, est mise en scène l’année sui­vante à la Mai­son de la culture du Japon puis reprise dans le cadre du Fes­ti­val d’automne, conjoin­te­ment à une autre pièce, The dark mas­ter. Les Edi­tions espaces 34 en pro­posent une pre­mière tra­duc­tion fran­çaise en 2022.

En exergue de son texte, l’auteur dédi­cace la pièce à sa région natale, aux sources ther­males d’Unazuki et au vil­lage de Yat­suo et au monde dis­paru après l’ouverture du train à grande vitesse, le Shin­kan­sen.
Les pièces de Tanino nous trans­portent dans des lieux de la civi­li­sa­tion nip­pone ances­trale, cher­chant à cap­tu­rer les ins­tants où les choses vont dis­pa­raître ou vont être perdus. 

Pour cette pièce, le décor est celui d’une vieille auberge de cure ther­male à l’architecture réa­liste, orga­ni­sée sur une tour­nette com­por­tant quatre espaces : le pre­mier, celui du ves­ti­bule et des toi­lettes, le deuxième celui des chambres des hommes et des femmes, le troi­sième celui du ves­tiaire, des bains de plein air et enfin le qua­trième, celui du patio planté d’un arbre à kakis.
Les très longues et nom­breuses didas­ca­lies décrivent dans le moindre détail les dif­fé­rentes pièces du lieu, les objets qui y sont rat­ta­chés, les tenues des per­son­nages, leur phy­sique, leurs expres­sions, mais encore les nour­ri­tures et bois­sons consommées.

Le théâtre semble avoir pour fonc­tion de res­ti­tuer le petit monde de l’auberge. Tanino recons­ti­tue avec une grande minu­tie des scènes de cette vie tra­di­tion­nelle un peu à la manière d’un peintre d’estampe. Un met­teur en scène a à sa dis­po­si­tion, s’il le sou­haite, un ensemble de don­nées pour sa scé­no­gra­phie. Le décou­page chro­no­lo­gique de l’action s’accompagne ainsi d’une mise en forme de la lumière. Les per­son­nages du père et du fils, les Kurata, venus de Tokyo pour don­ner un spec­tacle de marion­nettes, arrivent à 14 heures, par « un temps enso­leillé » et repar­ti­ront le len­de­main matin à 6 heures, « aux rayons scin­tillants » du soleil. C’est la sai­son des pre­mières neiges.
La pièce nous donne à voir et à entendre par la pré­sence du sha­mi­sen et du kokyu, un Japon en voie de dis­pa­ri­tion, de démo­li­tion, sous le coup des engins de ter­ras­se­ment à l’oeuvre en vue de la construc­tion d’une nou­velle ligne de train à grande vitesse (p. 98). Le monde contem­po­rain rem­place le saké par le vin et le riz par les patates.

Cet atta­che­ment à la fois nos­tal­gique et amusé (l’auteur sou­ligne dans un entre­tien que le public japo­nais rit à la dif­fé­rence du fran­çais) à cette comé­die humaine des gei­shas alcoo­li­sées, du san­suke, offi­ciant à la toi­lette des gens pre­nant un bain et fécon­dant les femmes en mal d’enfant, ou d’un mal­voyant mal­adroit, ren­voie par sa forme même à des élé­ments de l’histoire du théâtre tra­di­tion­nel.
Une réci­tante, en la per­sonne d’une vieille femme, semble un ava­tar du nar­ra­teur, du tayu du Nin­gyo Joh­ruri Bun­kari, théâtre de marion­nettes accom­pa­gné de musique, de l’époque d’Edo. La « voix cory­phée » annonce l’entrée des per­son­nages, en les pré­sen­tant ou s’adresse à la salle ainsi :

La com­pa­gnie Niwa gedi­kan Penino (celle de l’auteur) pré­sente Avi­dya, l’auberge de l’obscurité. Merci d’être venus aujourd’hui, et bon spec­tacle à tous. (p. 22)

La dis­tri­bu­tion met en avant des oppo­si­tions d’âge qui par­fois jouent sur des para­doxes. Par exemple, Momo­fuku Kurata a 82 ans alors que son fils Ichiro en a 55. Le père est nain et ainsi a une taille d’enfant. Il en va ainsi pour les deux gei­shas qui n’appartiennent pas à la même géné­ra­tion.
Tanino dévoile aussi le corps de ses per­son­nages, leur nudité, leur phy­sio­lo­gie sans pru­de­rie aucune. Le monde ancien a aussi ses fai­blesses et ses ridi­cules. Les deux tokyoïtes ont reçu un cour­rier les invi­tant à don­ner leur spec­tacle mais pour­tant, sur place, per­sonne ne les attend.

Le charme de cette repré­sen­ta­tion inat­ten­due cepen­dant opè­rera. Marion­nette étrange, homon­cu­lus du neu­ro­chi­rur­gien Pen­field met­tant en abyme la théâ­tra­lité et l’humanité.
Demeure la beauté de la nature, celle de la neige qui tombe comme chez Kawa­bata, celle des kakis oran­gés, des cou­chants magni­fiques, de la cigale et de l’été revenu à la der­nière scène quand le train rapide résonne au loin.

L’avi­dya boud­dhique n’est-il pas illu­sion, aveu­gle­ment, pre­mier maillon de la chaîne des causes de nos souf­frances dont il faut savoir se dépar­tir ?
Il y a dans cette pièce japo­naise comme l’écho de La Ceri­saie, de ceux qui partent et de ceux qui restent.

lire un extrait

marie du crest

Kurô Tanino, Avi­dya, l’auberge de l’obscurité, tra­duit du japo­nais par Myako Slo­combe, Edi­tions espaces 34, 2022, col­lec­tion Théâtre en tra­duc­tion, 105 p. — 14, 80 €.

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