Celle qui a appris à dire non : entretien avec Maria Clark

Se reven­di­quant comme “pers­pec­ti­viste”, Maria Clark est aussi modèle vivant pour les ate­liers beaux-arts et ce n’est pas anec­do­tique : “Poser, c’est pro­po­ser. Et c’est aussi s’imprégner d’un envi­ron­ne­ment.” écrit celle qui reste une femme libre qui ne se laisse rien impo­ser. Son corps est au centre de son tra­vail. “Il me per­met de par­ta­ger une dyna­mique, une idée, un sen­ti­ment, une liberté — un état d’être au monde” écrit-elle.
Et elle le scé­na­rise de diverses manières. Si bien, ajoute-t-elle, que son “corps est une île, il s’inscrit dans un archi­pel. Il trouve ainsi sa place dans le brou­haha ambiant d’un monde social quelque peu déna­turé et en désordre.” Il est sou­vent moins mon­tré que caché. Et la peau retient toute son atten­tion en tant qu’interface entre dehors et dedans. Ce corps s’imprime, se par­tage, se car­to­gra­phie, se place dans une alter­nance fusion-scission.
Il s’agit de l’espace de la ren­contre et de la limite. Et Maria Clark le sou­met à diverses ten­sions entre sup­ports, plans et surfaces.

La peau devient donc l’espace du vivant par excel­lence. L’artiste le pousse par­fois jusqu’à l’érotisme. Elle y tra­duit “l’obscène, velouté, élec­trique”. Bref, l’oeuvre reste “une affaire sen­sible”. Au monde et aux autres, à échelle humaine.
Le corps en reste l’instrument, la bous­sole. Mots et images, idées et émo­tions y prennent corps dans un tra­vail incessant.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le désir d’apprendre, et celui de tra­vailler sur mes pro­jets. Je suis une couche tôt-lève tôt, le réveil est le moment où j’ai la tête toute fraîche, je suis pleine d’entrain et d’idées, contrai­re­ment aux per­sonnes de mon entou­rage qui ont besoin de plu­sieurs cafés avant d’embrayer! Une bonne nuit de som­meil, c’est magique. En fin de jour­née, par contre, je ne suis plus bonne à rien.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je les ai réa­li­sés et conti­nue de le faire : c’est Paris et l’art !

A quoi avez-vous renoncé ?
À me sen­tir confor­table en société. Je m’ennuie sou­vent en groupe et n’y suis pas à ma place. Je pré­fère net­te­ment la soli­tude ou les tête-à-tête qui per­mettent des dis­cus­sions moins super­fi­cielles et plus intenses.

D’où venez-vous ?
D’une généa­lo­gie mixte, entre un monde ouvrier bri­tan­nique, une aris­to­cra­tie flo­ren­tine secrète et une petite-bourgeoisie d’Avignon. Je suis habi­tée par cette pano­plie éclec­tique de per­son­na­li­tés et de récits ancestraux.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
La curio­sité, le goût de la lec­ture, de l’étude et des clas­siques de cinéma.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
L’huile d’olive locale. Et les légumes de mon maraî­cher du samedi, cou­pés tout frais le matin même dans son jardin.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres pho­to­graphes ?
De ne pas être pho­to­graphe. J’écris tout autant que je des­sine ou que je réa­lise des images fixes ou vidéo. J’accorde une grande impor­tance au pro­ces­sus, à la sou­plesse, à la mobi­lité, peu importe le médium uti­lisé. Ce qui fait ma spé­ci­fi­cité peut-être, c’est cette navi­ga­tion, ce noma­disme. Mais nous sommes un cer­tain nombre à vivre l’activité artis­tique de la sorte.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Une série d’images plu­tôt, de grandes cartes repré­sen­tant des pein­tures de maîtres — un jeu auquel je jouais enfant: « Mas­ter­piece ». Je me sou­viens de Tur­ner, de Monet, de Cézanne, de Gau­guin… Ensuite, il y a eu cette photo de Bro­ni­slava Nijinska, gri­mée en noir et blanc avec un peigne dans les che­veux (un por­trait réa­lisé par Man Ray en 1922) et une autre photo de la dan­seuse Mary Wigman.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Le dic­tion­naire Larousse illus­tré. Il était lourd et si pas­sion­nant. J’étais fas­ci­née par tous ces mots agen­cés par ordre alpha­bé­tique, et toutes ces défi­ni­tions et planches d’images.

Quelles musiques écoutez-vous ?
J’écoute peu de musique. J’aime beau­coup le silence, ou devrais-je dire les sons ambiants. Ceux des cafés par exemple me per­mettent éton­nam­ment de me concen­trer — une bulle dans le monde. Quand je suis à l’atelier, j’écoute volon­tiers des émis­sions de radio. Lorsque je me cale sous la couette, par contre, ce qui m’enchante le plus, c’est le vent.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Il y a eu Espèces d’espaces de Georges Perec, Tous les hommes sont mor­tels de Simone de Beau­voir, ou TAZ d’Hakim Bey. Ça me donne envie de les relire encore une fois, tiens, pour voir si j’ai changé.

Quel film vous fait pleu­rer ?
La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan. La pre­mière fois que je l’ai vu, j’avais 25 ans. J’ai réel­le­ment pleuré tous les jours une semaine entière. Récem­ment je l’ai revu et j’ai pleuré deux jours uni­que­ment. L’amour perdu et les rendez-vous man­qués sont tout de même d’une tris­tesse absolue.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Un corps inté­gral, dense et nu, forgé à la force du soleil et de la nature, mais fra­gi­lisé par des affec­tions chroniques.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À Miche­lan­gelo Anto­nioni ou à Jean-Luc Godard. J’aurais aimé jouer dans un de leurs films.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Paris. Le quar­tier latin me fait tou­jours vibrer, même si les maga­sins de fringues sont bien trop nom­breux. Mais je ne les regarde pas. Je rêvasse.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Ouh la ! une petite liste pêle-mêle non exhaus­tive d’une dizaine de noms qui me passent par la tête : Fred Deux, Fabienne Ver­dier, Bill Viola, Ste­fan Zweig, Andréï Tar­kovski, Frie­drich Nietzsche, Bar­bara Stie­gler, Gilles Deleuze, Syl­vie Ger­main, Ber­linde De Bruyckere…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un nou­veau petit appa­reil argen­tique style Minox GT-E ou un Lomo, un truc simple qu’on glisse dans la poche — mon Olym­pus mju II vient de rendre l’âme.

Que défendez-vous ?
La liberté et l’épanouissement de cha­cun. C’est assez obses­sion­nel chez moi. J’aime les inven­teurs, les poètes, les pas­sion­nés. Il y en a bien trop peu. J’aimerais tant que cha­cun trouve sa propre ampli­tude, sa jus­tesse. Ce serait éga­le­ment la pro­messe d’une société qui irait mieux — je sais, je suis une grand uto­piste.
Je défends aussi le fait de pou­voir expé­ri­men­ter tout ce qu’on sou­haite, tant qu’aucun abus n’est subi. Les abus de pou­voir me révoltent au plus haut point. C’est d’ailleurs mon prin­ci­pal com­bat, avec celui que je mène contre les géné­ra­li­tés et les idées reçues.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je suis du côté du plein et du débor­de­ment. Soit dit en pas­sant, je n’ai jamais eu d’expériences réjouis­santes avec les psys. C’est la phi­lo­so­phie qui m’a sauvé la vie il y a dix ans.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
J’ai appris à dire non vers 35 ans. Ce jour-là, je m’en sou­viens très bien, je me suis sen­tie libé­rée de tous ces vam­pires qui sucent votre éner­gie et qui vous demandent conti­nuel­le­ment des services.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Quelles sont les qua­li­tés simples que l’on oublie trop sou­vent? À cela je répon­drais : l’élégance et la délicatesse.

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 4 mars 2022.

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