Artiste polymorphe, et dans chaque domaine qu’elle investit, Lousnak va au bout d’elle-même, des mots, des images et des chansons. Elle trouve et fait partager l’émotion dans ce qui est à la fois contrôlé et sans maître. Le sentiment quelle qu’en soit sa nature , demeure moteur : il s’agit de travailler non dans l’ordre de la pensée mais dans son au-delà : tenter de saisir plus que la simple préhension de ce qui est dans le mouvement de vivre, son métier.
Le tout par remous, convulsions, « soubresauts » (Beckett), tensions passant de l’explication et la description à la poésie pure : celle du corps qu’il s’agit de sauver parfois au sein des dystopies que l’artiste propose.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La vie, je suis une amoureuse folle de la vie, respirer, être, renaître une fois de plus chaque jour.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
D’une certaine façon je suis en train de les vivre. Depuis toute petite, je voulais devenir une artiste, à l’époque ne connaissant pas le mot, je disais :“je vais devenir dessinatrice, quand je serai grande”. Je dessinais tout le temps.
A quoi avez-vous renoncé ?
La cigarette, le 21 Mai 2001, cul sec ! Avec le paquet encore plein !
D’où venez-vous ?
Je suis née à Beyrouth, Liban, de parents d’origine Arménienne, Ani et Hamo. Après l’Angleterre et La France, depuis 82 je vis au Québec, Canada. J’aurais pu aussi vous réponde : Je viens d’un peuple millénaire, d’un peuple qui a tant souffert, d’un peuple aborigène du mont Ararat.
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Le devoir de mémoire, une croix à porter… un génocide encore à ce jour non reconnu par le responsable, le gouvernement Turc ; une plaie ouverte qui fait mal et qui nous empêche de bâtir, de passer à la chose suivante.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Absolument ! Oui ! Il le faut ! Ça n’a pas été toujours pareil mais dernièrement j’arrête tout ce que j’entreprends de faire dans la journée, je m’allonge sur le lit et je rêve. Je rêve réveillée. Je suis devenue accro de ce petit plaisir quotidien. Une forme de méditation, de visualisation, de projection ; en général 30 minutes.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je ne sais pas si ça répond bien à la question, mais j’ai toujours suivi ma propre intuition quant à ma démarche artistique sans regarder à droite à gauche ; j’avais une idée et j’y allais, je me suis jamais comparée, c’est une perte de temps, l’important c’est de mettre l’intention dans ce que je fais, être là, présente avec toutes les cellules de mon être et surtout être à l’écoute de moi-même.
Qu’est-ce qui selon vous, vous a poussé à écrire ?
Je n’écris pas facilement, alors je me suis habituée à faire de l’écriture automatique ; ça garde l’outil aiguisé. Il arrive parfois que je sois pleine d’une émotion qui jaillit de moi en forme de poème. Ce qui me pousse surtout, c’est le besoin viscéral de dire.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Le visage de ma grand-mère maternelle. Elle était au lit, j’avais deux ans, c’est aussi mon premier souvenir d’enfance ; j’étais perchée sur elle et elle, essayait de me faire sautiller -“Hop! Hop!” je fixais son visage, elle avait des yeux profonds, tristes mais souriants à la fois… elle nous a quittés peu après. Depuis, j’aime toujours les visages. Souvent, je dévisage les gens, je cherche l’image de leur âme.
Une fois, dans la ville de Québec, un ami sculpteur a posé pour moi ; tout au long, en le dessinant, j’ai fixé ses yeux. Après avoir fini le portrait, il l’observe et me dit : “mais ça ne me ressemble pas !” Je lui réponds :“as-tu déjà vu le portrait de ton âme?”
Et votre première lecture ?
Mis à part les Astérix Obélix qui m’ont aidée à apprendre le français, et le professeur de français M. Hamberger qui m’a appris à réciter les fables de La Fontaine, le premier livre que je me rappelle avoir lu et qui m’a donné envie de commencer sérieusement à lire, c’était “Les désarrois de l’élève Torless” de Musil.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’ai consommé énormément de musique, de tous genres, de Brel à Wagner, à Radio Head, à Betty Carter, de la musique du monde, etc. En ce moment, quand je travaille dans l’atelier, je suis capable d’écouter les Suites pour violoncelle de Bach surtout l’interprétation de Casals, en boucle, c’est excellent pour mon travail intuitif. Mais pour le travail intellectuel, quand j’écris ou je réfléchi, j’ai besoin le son du SILENCE absolu !
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Vous allez dire que j’ai de la suite dans les idées, mon livre de chevet depuis 27 ans c’est “L’homme sans qualité de Robert Musil”. En fait, je n’ai jamais lu ce livre d’un bout à l’autre d’un coup, mais depuis tout ce temps je lis encore et encore des passages qui me font réfléchir. Comme un jeu d’échecs qui garde notre cerveau et notre mémoire vif, le livre de Musil exerce mon esprit critique et ma faculté d’analyser la vie. D’ailleurs, lui-même n’avait pas fini son livre, c’est ces amis, qui l’ont assemblé post mortem.
Quel film vous fait pleurer ?
“Mort à Venise” de Visconti, musique de Mahler et texte de Thomas Mann.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Il y a des jours où je me vois ; il y en a d’autres où je ne reconnais plus les traits de mon visage.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À moi-même, je sais qu’un jour viendra, je le ferai.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Anjar, le village arménien au Liban où on s’est réfugié après avoir fui les bombes qui ont anéanti notre appartement à Beirut. 4 Ans à Anjar, de 7 à 11 ans. Pour un enfant, c’était le paradis sur Terre. Tout le village était notre terrain de jeux. Si je ferme les yeux aujourd’hui, je pourrais marcher partout dans ce village. Jusqu’à l’école, jusqu’à l’église, jusqu’à l’épicier et le boulanger, je passerais sur mon chemin devant la vieille tante qui est en train de cuire la pâte de piment dans un grand chaudron, la senteur est enivrante, je volerais des figues, des cerises, des prunes, des baies des voisins car nous étions des enfants et c’était excitant de voler de fruits chez le voisin. Surtout qu’une fois sur deux il nous courrait après en nous jetant des mauvais sorts. Chaque matin une des dames de la rue allaient au four à pain pour coller des pâtes à pain sur les parois d’un trou en pierre en allumant du feu au milieu du trou. Une fois qu’elle avait ramassé ces pains, on allait décoller les croûtes qui restaient collées entre les anfractuosités des pierres. Anjar… c’est là que je puise ma source de création.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Giacometti, je me reconnais dans la phrase où il dit : “Plus je sculpte mon frère Diégo, plus je vois tous les hommes à travers lui”. Aï Weiwei pour son travail humaniste et engagé. Pour la littérature, je vais dire Rawi Hage (“Le cafard”, “Carnaval”, “La société du feu de l’enfer”), un ami écrivain, son écriture m’est très familière, quand je le lis je le ressens, je le comprends, j’aime son travail.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un billet d’Avion aller-retour pour l’Arménie. Je ne visiterais jamais assez (comme dit Aznavour) “ce petit mais grand pays”.
Que défendez-vous ?
La reconnaissance des génocides de ce monde. Par le biais des arts, c’est plus facile de communiquer ce sujet lourd. Il faut absolument sensibiliser les gens, en parler sans mettre des gants blancs.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est dommage de réduire ainsi l’Amour à une situation concrète. Cependant, je peux comprendre ce que dit Lacan. Jai perdu ma meilleure amie il y a 11 ans, le 1er Janvier 2010 à la date de mon anniversaire. Elle était la seule personne au monde qui m’avait VUE, quand je dis vue, je veux dire qui comprenait qui j’étais, ce qui faisait battre mon cœur. Elle comprenait mon art, la raison pourquoi je faisais tel ou tel chose, etc. Quand elle nous a quittés, j’ai ressenti un vide si terrible, j’ai écrit à un ami : “Ma meilleure amie n’est plus, est-ce que j’existe ?” Je faisais référence bien sûr à la fameuse phrase de Berkeley “Un arbre fait-il du bruit quand il tombe, s’il n’y a personne pour l’entendre ?” Que faire de tout cet amour qu’on n’a plus à recevoir ou à donner ? Mais il se transforme, l’amour. L’amour est métamorphose comme la vie, l’Amour est mouvement et changement constant.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Ha ha ha! Typique ! Jolie mais expéditive, superficielle !
Et si le coeur vous en dit celle de Vialatte : “L’homme n’est que poussière c’est dire l’importance du plumeau” ?
Il m’arrive d’être dans des moments “MICRO” de ma vie, là, cette phrase me dérangerait à tel point que si je m’y attarde, je ne pourrais pas fonctionner. Ma fille, mes parents mon copain, mon frère et ma sœur, mes amies, la cause des génocides, l’hypothèque qu’il faut payer, l’épicerie qu’il faut faire, il faut créer, laisser un héritage, que faire à manger, sortir, s’amuser, s’habiller se coiffer, rire, pleurer, faire l’amour. Bon, vous comprenez ce que je veux dire par Micro, imaginez une grande loupe sur votre vie et ce qui exagérera l’importance de cette vie.
Mais il y a des moments où je suis en mode MACRO, je m’éloigne très loin dans l’Univers, mon point de vue change, et là je vois la poussière que nous sommes, l’insignifiance de ce que nous sommes et je deviens engourdie, je pourrais tout lâcher et embrasser la théorie du rien de Sartre, de Heidegger et d’autres, et me sentir bien, passer ma vie comme un légume qui se laisse pousser. Non. L’important c’est de trouver un équilibre et faire confiance à notre intuition programmée à l’intérieur de nous qui, toujours, est en mode survie.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Je pense que pour le moment, j’ai dit pas mal, beaucoup plus que je m’y attendais. Alors je vais vous remercier du fond du cœur de m’avoir posé ces questions, j’ai pris le temps de faire un petit voyage en moi grâce à vous. Merci !
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 25 septembre 2021.