À la renverse

Une farce tra­gique qui sonde les para­doxes de notre monde contem­po­rain, ser­vie par le grand Michel Vinaver

Les cadres chez Bron­zex sont en fièvre : l’entreprise, lea­der du mar­ché de la crème solaire grâce à sa fameuse Mi FA Sol pré­pare le lan­ce­ment d’un nou­veau pro­duit cet été. La cha­leur est là, les éner­gies appe­lées à être ras­sem­blées, la moti­va­tion gagne… seule­ment une ombre indé­li­cate plane sur le tableau : chaque samedi soir, sur Antenne 2, la prin­cesse Béne­dicte de Bourbon-Beaugency, atteinte d’un méla­nome malin, décrit la marche de la mala­die qui la dévore, et les sta­tions bal­néaires sont déser­tées. Les consé­quences ce “coup” média­tique sur la vie de l’entreprise ne se font pas attendre… Elles sont logiques — échecs com­mer­ciaux, pro­jets de licen­cie­ment éco­no­mique, grève… — en même temps que des plus impro­bables : ren­contres éro­tiques déjan­tées de cadres (fémi­nins) entre deux affaires, décom­pres­sion cool des ouvrières qui semblent pos­sé­dées par l’esprit 68, pétages de plomb hal­lu­ci­nés des diri­geants pour qui les pro­mo­tions sont autant de coups néfastes du des­tin éco­no­mique…
Ce que nous offre Michel Vina­ver, c’est, dans la logique com­plexe et poly­pho­nique d’un évé­ne­ment éco­no­mique fic­tif mais bien proche du réel, une ronde sociale impla­cable et déli­rante cou­rant dans toutes les classes sociales qui se croisent et se frôlent sur cette scène — un Vina­ver que l’on découvre aussi sub­til met­teur en scène qu’il est grand auteur.

Le pro­pos de la pièce le dit : nous sommes dans le cadre ambigu et pro­pre­ment moderne de la tra­gé­die en forme de farce, offrant une ren­contre dérou­tante et folle entre deux faces fon­da­men­tales de notre temps, le média­tique et l’économique, dont les frot­te­ments ter­ribles aux effets dévas­ta­teurs sont ser­vis avec toute l’ironie et la finesse d’écriture de Vina­ver, un Vina­ver qui joue habi­le­ment sur les cli­chés, nos mythes modernes — il y a proxi­mité avec la mise en saillance lyrique et ana­ly­tique d’un Barthes -, pour com­po­ser une véri­table œuvre de notre temps, aux lec­tures mul­tiples, pleines d’échos, aux sens impro­bables comme notre monde est fou. Cela avec tou­jours cette fraî­cheur ardente, cette pro­fon­deur de vie qui tra­verse son œuvre, mêlant pro­fon­deur de l’érotisme le plus impro­bable et jovial (Nina c’est autre chose) et petite fuite dis­crète de la vie avec la mort qui approche, maligne et ter­rible (Dis­si­dent il va s’en dire), le can­cer de cette femme, aber­ra­tion du corps qui devient fou, com­men­tant de manière étrange la crise déli­rante de cette société, ce grand corps bizarre…
L’écriture, comme la scé­no­gra­phie, est poly­pho­nique, bras­sant et fai­sant se ren­con­trer les espaces les plus loin­tains, les pré­oc­cu­pa­tions quo­ti­diennes avec les angoisses per­son­nelles, les déci­sions de ges­tion et les libi­dos les plus lou­foques, le tout-venant de la vie quo­ti­dienne : ici l’intime devient public, le secret des dieux du com­merce est offert à tout pas­sant, et l’auteur a saisi ici encore dans le banal, l’anecdotique, la force tra­gique qui est pré­sente de manière latente. En révé­lant les petites choses de cet évé­ne­ment double — la mort d’une prin­cesse et celle d’une entre­prise (mais meurt-elle vrai­ment ?) — Vina­ver avec fougue nous livre une petite révo­lu­tion face à l’écœurement du quo­ti­dien, une révo­lu­tion qui ne peut être que déli­rante puisqu’elle est celle du désir, de l’ironie — il y a une iro­nie rare ici, qui mul­ti­plie les sens, refu­sant toute lec­ture unique, comme nous l’avons dit, et ouvrant donc la voie à la vita­lité de lec­tures fécondes chez le lec­teur qui peut s’inventer un sens au cours de cette drôle de pièce…

Cette comé­die infer­nale nous est pro­po­sée par un jeune met­teur en scène ado­les­cent de près de 80 ans — il fut dit de cette pièce écrite en 1979 qu’elle offrait toutes les résis­tances à la repré­sen­ta­tion : Vina­ver ici réus­sit l’exploit de rap­pe­ler que seule une pièce qui résiste authen­ti­que­ment à la repré­sen­ta­tion, mérite d’être repré­sen­tée. Il y a des adap­ta­tions pour les­quelles la scène n’est qu’un acci­dent, et où l’on pour­rait très bien conce­voir qu’elles soient fil­mées ou lues, ici l’écrivain a su lui faire véri­ta­ble­ment habi­ter l’espace, la jon­cher de lieux, don­ner pré­sence et corps à son verbe frap­pant de tumulte et étin­ce­lant de sobriété folle.
Le spec­ta­teur en péné­trant la salle, en effet, vient dans un lieu sans posi­tion pri­vi­lé­giée : les gra­dins entourent la piste, et les acteurs cir­culent et tour­billonnent dans une fuite insai­sis­sable… Ici, pas de spec­ta­teur maître du sens de ce qui se passe, cha­cun n’a qu’une vue par­cel­laire, frag­men­taire de l’ensemble, véri­table leçon de bon sens esthé­tique : il s’agit de rap­pe­ler au spec­ta­teur cette posi­tion ambi­guë qui doit être la sienne face à ce qui se joue ; il est celui qui n’a qu’un point de vue limité, mais en même temps, celui qui doit s’inventer posi­tion…
S’il me faut lan­cer une géo­mé­trie approxi­ma­tive de cette spa­tia­lité que le poète nous offre, je me ris­que­rais à par­ler de celle, irra­tion­nelle, du rond, et si c’était dans une phy­sique qu’il me fal­lait trou­ver modèle, je pen­se­rais à celle des tour­billons propre au monde baroque : pôles de fixi­tés instables, les per­son­nages et les vies se jux­ta­posent scé­ni­que­ment mais en des lieux dié­gé­ti­que­ment incom­men­su­rables les uns aux autres ; corol­lai­re­ment, ils évoquent, en enche­vê­trant d’une manière fol­le­ment har­mo­nieuse leurs paroles, des pré­oc­cu­pa­tions des plus diverses et per­son­nelles, aux liens puis­sants tou­te­fois, aux réso­nances fortes les unes avec les autres… Ici, tout est en fuite, en course, sans qu’on se perde, sans qu’on puisse se retrou­ver non plus, tout tour­billonne… Et Vina­ver nous fait devi­ner que le rond peut être plus infer­nal que le cercle, car en lui les points n’ont nulle assise régu­lière, tout bouge et vacille, il n’est pro­pre­ment pas une forme géo­mé­trique, le rond, mais un tracé où tout tremble et rien ne peut s’achever mais ne peut que se répé­ter dans une approxi­ma­tion iné­luc­ta­ble­ment impar­faite, dévas­ta­trice et légère… au sens de Kun­dera.
Depuis cette construc­tion abs­traite, ryth­mique, faite de cli­chés et de quo­ti­dien, de gestes com­pas­sés et de mou­ve­ments réels, depuis l’abstraction, on nous pro­pose rien moins que fouiller pro­fon­dé­ment notre vie et notre époque. Geste véri­ta­ble­ment artis­tique s’il en est !

S’il nous faut nous per­mettre de ras­sem­bler notre lec­ture autour d’une leçon qui nous semble tra­ver­ser la pièce, en rap­pe­lant bien qu’il s’agit d’abord de farce, de jeu et de fête, et non de didac­tisme, nous signa­le­rons qu’il se joue ici, à notre sens, le mythe de la fata­lité contem­po­raine — puisque la fata­lité n’est qu’un mythe, un récit, que l’homme se fait de lui-même dans la marche dou­lou­reuse de l’existence qu’il s’est inven­tée.
En toute tra­gé­die, il y a fata­lité et faute, faute inno­cente s’il en est… Or, on le sait, la fata­lité et la faute (in)humaines ont de mul­tiples visages selon les époques : rapi­de­ment (très…), chez les Grecs, la fata­lité ce sont les dieux et l’impiété fait fau­ter ; chez les clas­siques, la fata­lité est syno­nyme de soli­tude méta­phy­sique devant la res­pon­sa­bi­lité morale et c’est la pas­sion humaine qui entraîne à la perte de soi ; chez les roman­tiques joue la marche de l’Histoire, et le trouble d’avoir des sou­cis de sa propre per­sonne mal­gré tout laisse écrasé…

Notre temps la trouve, cette fata­lité, dans le mythe économico-médiatique, et la faute qui est la nôtre est d’être vénaux et légers là où notre exis­tence se joue — au fond, c’est tou­jours l’enfant mal adapté, le fond humain qui paye.
C’est le double fond ambigu et louche — absurde — de notre monde fou qui est appro­ché dans cette pièce : le sup­port du sens de nos exis­tences est le plus déri­soire : de quoi naissent les pas­sions et fièvres géniales et démentes — roman­tiques — des cadres rêveurs hal­lu­ci­nés et véri­tables héros de l’épopée éco­no­mique moderne, avec ses camps, ses joutes, ses drames, ses miracles, ses vic­times ? De quoi dépendent les condi­tions d’existence des ouvriers qui risquent à tout moment de se retrou­ver bec dans l’eau ?… Serait-ce de l’implacable machia­vé­lisme, du cynisme des déci­deurs prêts à sacri­fier les hommes sur l’autel de leur inté­rêt, pré­sents sur scène à tra­vers deux cols-blancs qui consi­dèrent et aident froi­de­ment le drame de l’entreprise Bron­zex - per­son­nages qui d’ailleurs semblent échap­per à la danse folle de la scène ?
Mais ce serait man­quer le fait que Vina­ver ouvre cette piste comme un jon­gleur de mythe, qu’il s’amuse avec les cli­chés, et que sa pièce offre une autre clef qui laisse médi­ter : tout le dés­équi­libre de ce monde en der­nière ins­tance repose, en effet, dans le suc­cès ou l’échec… d’une crème solaire… voilà l’hybris moderne, cette fré­né­sie consu­mé­riste médiatico-économique, incons­tante et sau­vage — il n’y a que la mode qui se démode, mais ce qui flanche dans les usines dés­œu­vrées est dra­ma­tique ! Mais encore une fois, le sens du tra­vail iro­nique du cli­ché ne quitte pas Vinaver…

Ah ! dès lors que l’homme ne se contente plus de satis­faire, en bon épi­cu­rien qui sait asseoir sa mesure dans ses limites humaines, ses besoins néces­saires et natu­rels, pour fina­le­ment se noyer de fièvres solaires et d’indigestions calo­ri­fères, il n’est déci­dé­ment plus propre à rien ! Heu­reu­se­ment, on saura tou­jours recy­cler la main d’œuvre pour lui faire faire des choses humaines et qui ne sau­ront jamais se démo­der — par exemple fabri­quer de bonnes vieilles pom­mades de grand-mère !… (en allant assis­ter à cette belle pièce, vous com­pren­drez mieux !)

samuel vigier

À la ren­verse
Mise en scène :
Michel Vina­ver (avec la com­plicté de Cathe­rine Anne)
Scé­no­gra­phie et lumières : 
Fran­çois Caba­nat
Avec : 
Patrick Ala­gué­ra­té­guy, Isa­belle Antoine, Bruno Cadillon / Patrick Pal­mero, Car­los Cha­hine, Fran­çois Cognard, Maï David, Pas­cal Decol­land, Clau­die Decul­tis, Phi­lippe Durand, Phi­lippe Giai-Miniet, Pas­cal Henry, Véro­nique Hubert, Fran­çoise Huguet, Cyril Lévi-Provençal, Mat­thieu Marie, Hervé Mas­nyou, Isa Mer­cure, Valé­rie Moi­net, Julien Mul­ler, Véro­nique Müller.

Le texte de la pièce est dis­po­nible chez L’Arche édi­teur. Vous pou­vez com­man­der l’ouvrage direc­te­ment à par­tir du site de l’éditeur.

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