Ici, l’écriture claudique volontairement là où tout s’offre selon trois modes de lecture possibles. Horizontalement, les quintils des pages paires et impaires se déchiffrent face à face comme dans un miroir.
Verticalement, les pages côté gauche sont thématiquement plus proches du vécu concret, de la « leçon de choses » et les pages côté droit deviennent des sortes d’hommage à quelques-uns des poètes qui ont articulé l’existence de l’auteur.
Mais les strophes peuvent être saisies au hasard “sans exclure un exercice de virgilienne poémancie.“
C’est donc un exercice de lecture que propose l’exercice de style d’un livre placé sous le signe doublement instrumental (musical et “mécanique”) de l’incipit du Neveu de Rameau et qui reprend l’aspect dégingandé de Diderot lorsqu’il se laissait aller à des divagations romanesques.
Les quintils sautillent “proso-diquement” selon une segmentation et une mise en espace des plus astucieuse et intelligente. S’y tissent divers rapports au monde dans l’invocation de fantômes du passé mais aussi de l’avenir.
Une telle errance — néanmoins programmatique — mélange des poètes fraternels et rédempteurs, des éclats de vie et mort incestueuses, d’insolubles corps-à-l’âme.
Et soudain, entre “Espagnes et Russies anarcho-messianiques qui, comme Pio Baroja l’avait deviné, se rejoignent aux deux extrêmes du cosmos eurasien”, l’irrationnel devient ce qu’il doit être : la distorsion poétique du réel ».
Une enquête filée est tout autant décortiquée dans l’espace et le temps. Abril y tresse un geste de remise symbolique des plus réussies.
Il replace ou plutôt déplace le je. Le livre devient — faisant face au western– un “eastern”. Il fait reculer la frontière du moi et le creuse. Jaillit la perception de bien des perceptions. Elles sont reprises et corrigées en une sourde clarté.
Laquelle permet de voir ce qui n’avait pas encore de nom, de s’approcher de soi en s’approchant de l’autre là où des ombres étendent leurs coloris, leur poussière, et surtout leur diaphaneité au moment où l’imaginaire trouve une bien paradoxale assise.
jean-paul gavard-perret
Henri Abril, Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid — Quintils bancroches, Z4 editions, novembre 2020, 200 p. — 16,00 €.
Je tombe sur votre note juste après avoir acheté ce livre de Henri Abril… Je le connaissais jusque-là pour ses admirables traductions des poètes russes (la dernière vient de paraître : une grande anthologie bilingue des poésies d’Alexandre Blok : Sur le bûcher de neige, éd. Circé 2020). Et je découvre que lui-même est un poète singulier. Chacun de ses quintils me semble d’une telle intensité qu’il vaut à lui seul un long poème… Et j’essaierai peut-être ensuite sa version “poémancie”.