Lieux du corps : Bernard Dufour au bord de la crise de nerfs
Une nouvelle fois Bernard Dufour répond à son seul mot d’ordre qu’il exprimait déjà en 1977 : « Ma préoccupation est de permettre à ma folie personnelle d’aller jusqu’au bout et de retrouver le danger de peintre » ou – comme ici – de dessiner. Et ce, loin de toute narration et dans un effet de chute libre. Ce mouvement perpétuel réapprend à voir celle que nous connaissons le plus et le plus mal : à savoir la femme mais en enlevant de dessus d’elle « taies » et autres voiles.
La pratique de l’artiste, comme toujours, se découvre en avançant et, dit-il, « à tir réel ». Bernard Dufour reste « au plus près de l’excitation et de la mise en branle ». C’est pour cela d’ailleurs que la femme nue demeure son sujet majeur. Faisant pièces aux séquelles si tenaces du romantisme du nu — jusque dans ses résurgences à la Balthus -, le créateur trouve dans la figuration des femmes sa « botanique » la plus germinative.
Les dessins de De-ci, de-là ne sont pas des messages. Ils expriment néanmoins le rapport de l’artiste au sexe et à l’identité, ces choses inatteignables. Il existe là une « pensée » et un miroir. L’artiste met face ce à quoi on n’échappe pas : l’animal que nous sommes à nous-mêmes. Et il suffit de présenter deux femmes nues ensemble pour transformer le corps à corps en une exclusion de l’ « ani-mâle ».
Les dessins deviennent un jeu complexe entre le miroir et la fenêtre, entre le dehors et le dedans. La profondeur de vue est donnée par la rapidité d’un dessin sans artifice où le corps féminin est plus suggéré que montré. Et s’il semble démuni dans sa nudité, de fait le plus démuni reste le peintre devant ces nudités qui lui font face.
Pour lui, voir le sexe reste le combat de sa peinture : c’est atteindre le début de l’invisible, le réel possible mais remisé, bref le Tout du réel : corps à corps, sexe à sexe, regard à regard. Il suffit au dessin le noir dans l’inconnu(e) pour un étrange échange. Celui qui ne connaît pas la rupture mais juste la séparation et la division de deux êtres tente de métamorphoser les larmes d’éros en pluie de fleurs du printemps. Et ce même si ce n’est plus vraiment la saison de l’artiste.
Ses dessins restent néanmoins des traces obsédantes L’amour préside-t-il au chemin puisque pour beaucoup il n’y a pas de voie où il n’y a pas d’amour ? Dufour n’en est pas si sûr. Pour lui le corps se perd dans son propre lieu. Autour ne s’oppose qu’une neutralité blanche. Le corps se présente comme un volume découpé dans l’espace et devient un objet à mi-chemin entre la hantise et la méditation.
Nous voici ramenés à un espace de la déposition : le corps redevient ce qu’il est depuis toujours : un objet de perte et de déposition. Il pose la question insoluble de l’identité : Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Sommes-nous ? Ceux qui le contemplent y demeurent fixés sans y être, sans “en” être. Demeure ce point de démarcation d’un état de vision et d’un état d’oubli, d’un état de vie et d’un état forcément fantômatique.
Le corps graphité n’est plus anatomisé par le simple fantasme. Une rêverie architecturale se déploie et jouxte une rêverie organique. Surgit un lieu pictural marquant le passage d’un univers surchargé d’images à celui d’un effacement. Le corps se perd dans ses éclats comme si tout lieu était pensé comme un organe et tout organe comme un lieu. C’est peu diront certains. Mais on se serait contenté de moins.
jean-paul gavard-perret
Bernard Dufour, De-ci, de-là , Editions Fata Morgana, Fontfroide le Haut, 2013, 26 p.