Où est la véritable politique navale ?
Jean-Sébastien Guibert et Boris Lesueur sont membres du laboratoire AIHP-GEODE de l’Université des Antilles ; le premier est maître de conférences en histoire des mondes modernes et contemporains, spécialisé en archéologie et en histoire maritimes, le deuxième, docteur en histoire, est associé auprès du CIRESC (CNRS) et spécialisé en histoire militaire et sociale des espaces coloniaux de l’époque moderne.
Le propos des auteurs est de penser la mer des Antilles comme un espace autour duquel des sociétés particulières ont pu se développer à l’époque moderne, un peu à la manière de ce qu’a fait Braudel pour la Méditerranée. L’histoire des Antilles s’intègre aujourd’hui largement dans les Atlantic Studies promues par B. Bailyn, qui visent à étudier l’Atlantique par-delà les frontières politiques. Ainsi, aux yeux des auteurs, il apparaît important de décentrer le regard et de considérer l’espace de navigation des Antilles comme un objet d’étude autonome.
L’ouvrage se divise en trois sections principales, regroupant chacune diverses interventions : « logiques impériales », « hommes et infrastructures d’outre-mer » et « les missions des marines : entre guerre et paix ».
« Logiques impériales » permet d’interroger d’abord la chronologie. Au lieu d’affirmer qu’il existe une politique coloniale et navale spécifique à chaque puissance, les auteurs ont préféré poser l’existence d’inflexions correspondant à des transformations de l’environnement militaire, diplomatique ou économique : faire la guerre aux Antilles, ce n’était pas forcément vouloir conquérir les possessions de l’adversaire, ni s’assurer une hypothétique maîtrise de la mer.
Éric Roulet part du traité de Tordesillas en 1494 pour montrer comment l’Espagne de Philippe IV, dès 1628, entend régner sur la zone, y compris dans les places qu’elle n’occupe pas. Mais ses interventions sont peu couronnées de succès : la conquête de la Jamaïque par Cromwell, puis l’entretien de forces navales sur place en 1635, enfin le revirement de 1740, marquent autant de fluctuations de la politique espagnole dans la zone.
Les marines de guerre avaient aussi une mission de protection du commerce, ce à quoi s’intéresse Daniel Baugh, en centrant son analyse sur une comparaison des situations britannique et française après 1640, et notamment au XVIIIe s., période de faiblesse de la marine française alors que le commerce est en plein essor. Patrick Villiers lui s’intéresse à la tactique évolutive, de la prédation à l’époque de Louis XIV, à l’escorte, puis au développement de la course. Ainsi émerge une interrogation sur la continuité de la politique maritime suivie par un Etat.
La deuxième section porte sur les hommes et les infrastructures. Maintenir des forces dans la durée aussi loin de l’Europe nécessitait de réfléchir à la création de bases-relais. Choix d’abord fait par l’Espagne, allant même jusqu’à construire une partie de sa flotte sur place, puis relayé par la Royal Navy, la France… Boris Lesueur, lui, entend suggérer qu’a contrario de la doxa tendant à affirmer qu’il n’y a pas d’arsenal français outre-mer, la marine française a su développer les infrastructures dont elle avait besoin : stocks de nourriture, de matériels et de matériaux, hôpitaux, places fortifiées (Fort-Royal).
Jean-Sébastien Guibert s’intéresse à la diversité des navires et des missions qui leur étaient confiées, notamment à ceux du Domaine, entretenus en réponse à l’absence d’une marine permanente, pour accomplir les missions assignées par l’Etat : lutte contre le commerce « interlope », recouvrement de l’impôt, transport du courrier ou des personnalités, hydrographie, espionnage, sauvetage… La vie des équipages a retenu l’attention d’Audrey Segard, qui s’intéresse aux images de la présence navale. Pour cette étude iconographique inédite (mais hélas non illustrée dans le présent ouvrage, ce qui est regrettable), elle a dressé une typologie des images, de leur nature, de leur technique et de leurs modes de représentation, de leur portée réaliste ou archétypale, ainsi que des auteurs. Il n’y a donc, au terme de ces études, pas de transposition des modèles européens aux Antilles : les marines se sont adaptées, ont trouvé des solutions originales.
« Les missions des marines : entre guerre et paix » est la dernière partie. La France a eu, aux Antilles, bien plutôt une succession d’orientations qu’une vraie politique navale, le terme d’« abandon organisé » ayant même été avancé en son temps (1994) par Jean Meyer pour qualifier l’attitude française en temps de paix. Pierre Le Bot étudie les effets de cette politique au travers de l’escadre du Comte d’Antin et de son histoire dramatique, révélatrice d’une faiblesse, devenue structurelle, de la marine française sous Louis XV, et en expliquant les échecs répétés (prise de La Fée par les Anglais, expédition de Chibouctou…) : ainsi naissait l’idée qu’il n’était ni utile ni souhaitable d’envoyer aux Antilles d’importantes escadres.
Edern-Olivier Jégat se penche sur les missions en temps de paix, en se concentrant sur le fonctionnement de la station navale des îles du Vent sous le commandement de Verdun de la Crenne en 1785–1786 : il montre qu’en dépit de la fin de l’Ancien Régime, les contemporains refusent de considérer toute infériorité intrinsèque de la Marine et assument pleinement la rivalité avec la Royal Navy, qui sert à tout le moins d’élément de comparaison, sinon de modèle. Kevin Porcher, dans l’immédiate post-Révolution, étudie la reconquête de la Guadeloupe en 1794 par l’escadre Victor Hugues, face à l’Anglais, moment où la Marine sut tenir compte de deux impératifs (l’improvisation et l’adaptation aux conditions rencontrées), avec succès.
Enfin, Bruno Kissoun clôt la période en s’intéressant à la politique navale de Napoléon Ier aux Antilles, la trouvant limitée, surtout après 1807. Trois types d’action avaient lieu : envoi de grandes escadres, continuité des liaisons par l’envoi de bâtiments isolés pour des « missions particulières » de moins en moins réalisables, maintien d’une médiocre station navale. Ce qui frappe ici encore, c’est l’absence d’une véritable politique navale, au moins dans cette partie du monde.
En conclusion, les marines de l’époque moderne ont su s’adapter, d’une part aux conditions de la navigation aux Antilles, d’autre part aux directives données par les Etats ; cependant, les divers choix possibles, tous aussi rationnels, ont majoritairement été placés sous la protection des activités commerciales.
yann-loic andre
Navigations militaires aux Antilles (1620–1820), sous la direction de Jean-Sébastien Guibert & Boris Lesueur, Paris, L’Harmattan, 2019, 240 p. — 25, 50 €.
thank you very nice website article