Navigations militaires aux Antilles (1620–1820), dir. Jean-Sébastien Guibert & Boris Lesueur

Où est la véri­table poli­tique navale ?

Jean-Sébastien Gui­bert et Boris Lesueur sont membres du labo­ra­toire AIHP-GEODE de l’Université des Antilles ; le pre­mier est maître de confé­rences en his­toire des mondes modernes et contem­po­rains, spé­cia­lisé en archéo­lo­gie et en his­toire mari­times, le deuxième, doc­teur en his­toire, est asso­cié auprès du CIRESC (CNRS) et spé­cia­lisé en his­toire mili­taire et sociale des espaces colo­niaux de l’époque moderne.
Le pro­pos des auteurs est de pen­ser la mer des Antilles comme un espace autour duquel des socié­tés par­ti­cu­lières ont pu se déve­lop­per à l’époque moderne, un peu à la manière de ce qu’a fait Brau­del pour la Médi­ter­ra­née. L’histoire des Antilles s’intègre aujourd’hui lar­ge­ment dans les Atlan­tic Stu­dies pro­mues par B. Bai­lyn, qui visent à étu­dier l’Atlantique par-delà les fron­tières poli­tiques. Ainsi, aux yeux des auteurs, il appa­raît impor­tant de décen­trer le regard et de consi­dé­rer l’espace de navi­ga­tion des Antilles comme un objet d’étude autonome.

L’ouvrage se divise en trois sec­tions prin­ci­pales, regrou­pant cha­cune diverses inter­ven­tions : « logiques impé­riales », « hommes et infra­struc­tures d’outre-mer » et « les mis­sions des marines : entre guerre et paix ».
« Logiques impé­riales » per­met d’interroger d’abord la chro­no­lo­gie. Au lieu d’affirmer qu’il existe une poli­tique colo­niale et navale spé­ci­fique à chaque puis­sance, les auteurs ont pré­féré poser l’existence d’inflexions cor­res­pon­dant à des trans­for­ma­tions de l’environnement mili­taire, diplo­ma­tique ou éco­no­mique : faire la guerre aux Antilles, ce n’était pas for­cé­ment vou­loir conqué­rir les pos­ses­sions de l’adversaire, ni s’assurer une hypo­thé­tique maî­trise de la mer.

Éric Rou­let part du traité de Tor­de­sillas en 1494 pour mon­trer com­ment l’Espagne de Phi­lippe IV, dès 1628, entend régner sur la zone, y com­pris dans les places qu’elle n’occupe pas. Mais ses inter­ven­tions sont peu cou­ron­nées de suc­cès : la conquête de la Jamaïque par Crom­well, puis l’entretien de forces navales sur place en 1635, enfin le revi­re­ment de 1740, marquent autant de fluc­tua­tions de la poli­tique espa­gnole dans la zone.
Les marines de guerre avaient aussi une mis­sion de pro­tec­tion du com­merce, ce à quoi s’intéresse Daniel Baugh, en cen­trant son ana­lyse sur une com­pa­rai­son des situa­tions bri­tan­nique et fran­çaise après 1640, et notam­ment au XVIIIe s., période de fai­blesse de la marine fran­çaise alors que le com­merce est en plein essor. Patrick Vil­liers lui s’intéresse à la tac­tique évo­lu­tive, de la pré­da­tion à l’époque de Louis XIV, à l’escorte, puis au déve­lop­pe­ment de la course. Ainsi émerge une inter­ro­ga­tion sur la conti­nuité de la poli­tique mari­time sui­vie par un Etat.

La deuxième sec­tion porte sur les hommes et les infra­struc­tures. Main­te­nir des forces dans la durée aussi loin de l’Europe néces­si­tait de réflé­chir à la créa­tion de bases-relais. Choix d’abord fait par l’Espagne, allant même jusqu’à construire une par­tie de sa flotte sur place, puis relayé par la Royal Navy, la France… Boris Lesueur, lui, entend sug­gé­rer qu’a contra­rio de la doxa ten­dant à affir­mer qu’il n’y a pas d’arsenal fran­çais outre-mer, la marine fran­çaise a su déve­lop­per les infra­struc­tures dont elle avait besoin : stocks de nour­ri­ture, de maté­riels et de maté­riaux, hôpi­taux, places for­ti­fiées (Fort-Royal).
Jean-Sébastien Gui­bert s’intéresse à la diver­sité des navires et des mis­sions qui leur étaient confiées, notam­ment à ceux du Domaine, entre­te­nus en réponse à l’absence d’une marine per­ma­nente, pour accom­plir les mis­sions assi­gnées par l’Etat : lutte contre le com­merce « inter­lope », recou­vre­ment de l’impôt, trans­port du cour­rier ou des per­son­na­li­tés, hydro­gra­phie, espion­nage, sau­ve­tage… La vie des équi­pages a retenu l’attention d’Audrey Segard, qui s’intéresse aux images de la pré­sence navale. Pour cette étude ico­no­gra­phique inédite (mais hélas non illus­trée dans le pré­sent ouvrage, ce qui est regret­table), elle a dressé une typo­lo­gie des images, de leur nature, de leur tech­nique et de leurs modes de repré­sen­ta­tion, de leur por­tée réa­liste ou arché­ty­pale, ainsi que des auteurs. Il n’y a donc, au terme de ces études, pas de trans­po­si­tion des modèles euro­péens aux Antilles : les marines se sont adap­tées, ont trouvé des solu­tions originales.

« Les mis­sions des marines : entre guerre et paix » est la der­nière par­tie. La France a eu, aux Antilles, bien plu­tôt une suc­ces­sion d’orientations qu’une vraie poli­tique navale, le terme d’« aban­don orga­nisé » ayant même été avancé en son temps (1994) par Jean Meyer pour qua­li­fier l’attitude fran­çaise en temps de paix. Pierre Le Bot étu­die les effets de cette poli­tique au tra­vers de l’escadre du Comte d’Antin et de son his­toire dra­ma­tique, révé­la­trice d’une fai­blesse, deve­nue struc­tu­relle, de la marine fran­çaise sous Louis XV, et en expli­quant les échecs répé­tés (prise de La Fée par les Anglais, expé­di­tion de Chi­bouc­tou…) : ainsi nais­sait l’idée qu’il n’était ni utile ni sou­hai­table d’envoyer aux Antilles d’importantes escadres.
Edern-Olivier Jégat se penche sur les mis­sions en temps de paix, en se concen­trant sur le fonc­tion­ne­ment de la sta­tion navale des îles du Vent sous le com­man­de­ment de Ver­dun de la Crenne en 1785–1786 : il montre qu’en dépit de la fin de l’Ancien Régime, les contem­po­rains refusent de consi­dé­rer toute infé­rio­rité intrin­sèque de la Marine et assument plei­ne­ment la riva­lité avec la Royal Navy, qui sert à tout le moins d’élément de com­pa­rai­son, sinon de modèle. Kevin Por­cher, dans l’immédiate post-Révolution, étu­die la recon­quête de la Gua­de­loupe en 1794 par l’escadre Vic­tor Hugues, face à l’Anglais, moment où la Marine sut tenir compte de deux impé­ra­tifs (l’improvisation et l’adaptation aux condi­tions ren­con­trées), avec suc­cès.
Enfin, Bruno Kis­soun clôt la période en s’intéressant à la poli­tique navale de Napo­léon Ier aux Antilles, la trou­vant limi­tée, sur­tout après 1807. Trois types d’action avaient lieu : envoi de grandes escadres, conti­nuité des liai­sons par l’envoi de bâti­ments iso­lés pour des « mis­sions par­ti­cu­lières » de moins en moins réa­li­sables, main­tien d’une médiocre sta­tion navale. Ce qui frappe ici encore, c’est l’absence d’une véri­table poli­tique navale, au moins dans cette par­tie du monde.

En conclu­sion, les marines de l’époque moderne ont su s’adapter, d’une part aux condi­tions de la navi­ga­tion aux Antilles, d’autre part aux direc­tives don­nées par les Etats ; cepen­dant, les divers choix pos­sibles, tous aussi ration­nels, ont majo­ri­tai­re­ment été pla­cés sous la pro­tec­tion des acti­vi­tés commerciales.

yann-loic andre

Navi­ga­tions mili­taires aux Antilles (1620–1820), sous la direc­tion de Jean-Sébastien Gui­bert & Boris Lesueur, Paris, L’Harmattan, 2019, 240 p. — 25, 50 €.

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One Response to Navigations militaires aux Antilles (1620–1820), dir. Jean-Sébastien Guibert & Boris Lesueur

  1. hadil

    thank you very nice web­site article

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