Lionel Bourg ne cesse de se frotter à des “lambeaux” de vie et d’émotions capables de générer l’utopie de la vision. D’où la nécessité de cet échange entre la poésie et le monde. Il recrée le second par la première en des opérations — entendons ouvertures — non sans la fantaisie des solitaires. L’oeuvre est marquée par une obsession, une hantise de l’entrave dont le créateur veut libérer ses œuvres. Comme s’il voulait réparer le trauma d’une époque qui croule sous les images aussi répulsives qu’attirantes et attractives mais qui entraînent vers un lieu d’enfermement, d’impossible séparation entre le réel et sa représentation.
Son travail permet de repenser l’être, son rapport à l’autre, au monde en une concentration source de “simplicité” — ce qui reste le plus difficile dans l’art poétique. A ce titre, l’artiste pourrait faire sienne la phrase de Braque : “une toile blanche ce n’est déjà pas si mal”. Car, à la fin, il faut toujours revenir à l’essentiel : l’image primitive et sourde.
Jamais loin du presque rien, Bourg, dans son humour, atteint une sorte d’essence et de clarté par ce dépouillement majeur là où la poésie semble se dérober mais résiste pourtant de manière essentielle.
entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’envie, le besoin, la nécessité ou le désir de ne pas céder à l’invitation de tout lâcher, tout abandonner au profit d’une léthargie douillette mais pernicieuse qui, sous des couvertures, dans la tiédeur d’un drap, me protégerait des menaces toujours à rôder par le dehors et les obligations de la vie quotidienne. Comportement banal sans doute, un tantinet renforcé par les divers épisodes dépressifs qui me sont coutumiers, lesquels pèsent avec l’âge, les traverserait-on avec la dose d’humour requise en pareille circonstance.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Les uns gisent certainement dans la cendre des années mais la plupart demeurent, réalisés parfois (ainsi du rêve de découvrir de belles ammonites, de magnifiques silex taillés…) ou en l’état : être Indien, tout savoir, tout comprendre, perpétuer le songe d’un monde autre, différent, d’une espèce de bonheur ou d’accès à la présence plénière, rêves que je caresse encore ou qui s’estompent progressivement puisque les portes censées leur donner accès se ferment une à une. Reste l’amour. Le partage d’instants complices. De vagues espérances enfouies dans la carcasse ou les recoins les plus obscurs de la sensibilité.
Reste également l’écriture, l’illusoire conciliation des contraires et, plume en main, clavier sous les doigts, l’adhésion à une durée toute charnelle, que rien ne fractionne plus, laquelle s’évanouit sur le champ toutefois, contraignant sans trêve le scribe à recommencer.
A quoi avez-vous renoncé ?
Au retour de la Commune, peut-être…
Comme je viens de l’esquisser, les espérances perdent de leur vigueur. Et puis, si j’ai cru longtemps devoir parier sur un possible devenir révolutionnaire du monde, l’horizon se bouche : c’est que le communisme libertaire, l’anarchie bienheureuse, je voulais les vivre, ici, maintenant, sans remettre aux prétendus lendemains qui chantent l’établissement d’une société égalitaire. Dès lors, toute proportion gardée, je termine l’aventure à la manière d’un Rousseau de très modeste envergure qui, s’il peste encore, rêvasse le long du chemin, cueille des fleurs ou note sur des cartes à jouer les phrases que lui soufflent ses ultimes chimères.
D’où venez-vous ?
Je suis né en province, près de Saint-Étienne, au sein de ce qui était à l’époque la classe ouvrière. J’en ai gardé des traits caractéristiques, une certaine animosité sociale et des emportements d’humilié, une sorte de bilinguisme en outre, qui me permet d’entendre aussi bien la langue la plus grossière que le langage châtié appris à l’école puis en lisant une foule de livres.
J’en ai conservé par ailleurs, parce que tout autour des campagnes austères, des landes, des crêts et des forêts me permettaient d’épuiser en courses folles mon trop-plein de colère (de honte, de peur, d’angoisse), un penchant pour la solitude et les âpres paysages propres aux vieux massifs hercyniens : lourdes assises granitiques, grisaille, rouille des eaux, du ciel ou des pierres, schistes, gneiss, et, quand on se dirige du côté de la Haute-Loire comme du Puy-de-Dôme, verrues, pitons et bourrelets de basalte, tripaille de lave, longs plateaux que le vent balaie, bois de bouleaux, friches, brumes, bruyères.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’attrait des mots, qui me vient de ma mère, laquelle, simple femme de ménage, n’en récitait pas moins à longueur de journée des poèmes de Victor Hugo ou de Richepin, braillait à tue-tête d’innombrables chansons et se lançait dans des imprécations fabuleuses, insultant mon père, le voisinage ou les passants surpris d’être si vertement apostrophés par une femme que l’on disait à moitié folle.
Gamin renfrogné, presque mutique et, suite à la mort de mon frère aîné lorsque je n’avais pas quatre ans, plus hébété que docile, ces mots, gras, exquis, inconnus, extraordinaires, me fascinaient ou me troublaient d’autant plus qu’ils roulaient dans la bouche de maman avec leur lot de sanglots et d’accentuations tantôt vulgaires, tantôt précieuses, toujours tonitruantes.
Sinon, l’héritage fut surtout de crainte, de sourde violence et d’effroi. De tendresses immondes. D’amertume. D’inconsolable chagrin.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Le café matinal. Une orange, le soir, que j’épluche en regardant baver la télévision.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres poètes ?
Les origines, je crois. Et le rapport au monde.
La volonté de ne pas réduire la poésie à l’étroit domaine dont les poètes semblent souvent se satisfaire : comment la priver des sciences humaines, de la pensée critique ou de l’Histoire ? J’éprouve fréquemment à cet égard le sentiment d’une colossale imposture : on privilégie les « performances », néglige la forme autant que le contenu, se contente d’aligner des vers ou des fragments de prose anodins tout en s’organisant en petits gangs concurrentiels mais complémentaires. Bref, l’indigence règne, que naturellement l’on encense.
Le pire, c’est qu’il m’arrive de croiser la route de « poètes » qui, tressant des couronnes de laurier à quelque prince ou « diva » d’atelier d’écriture, font la moue lorsque j’évoque Cendrars et Léon-Paul Fargue, reconnaissant non sans morgue n’avoir jamais entendu parler de Joë Bousquet, voire de Robert Goffin et de Maurice Blanchard, d’André de Richaud même…
Quant à évoquer des penseurs aussi pertinents que Paul Audi, Georges Didi-Huberman ou Giorgio Agamben, autant finir son verre et déguerpir après avoir payé l’addition.
Ah ! Précision utile : je ne me considère pas à proprement parler comme un poète. Ou alors, si je le suis, c’est que, j’emprunte l’expression à Gérard de Nerval, « le poème est tombé dans la prose ».
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Image ?
S’il s’agit d’une image au sens de représentation (peinture, dessin, photographie, gravure…), ce doit être, en noir et blanc, celle du grand taureau de Lascaux découverte dans le Larousse familial.
S’il en va de ce qui me frappa le plus, ce fut évidemment la tombe de mon frère, visitée semaine après semaine sous la houlette de maman : des années durant, je dus subir l’assaut d’hallucinations persistantes, voyant, réellement, à le toucher, le pétrir, le cadavre de cet « ange » à l’intérieur de la terre, gonflé, boursouflé, grouillant de parasites éclos dans un tas de viscères.
Et votre première lecture ?
J’ai lu, vraiment lu, veux-je dire, assez tardivement, disons vers treize ou quatorze ans, et ce furent aussitôt des ouvrages de vulgarisation scientifique (géologie, paléontologie, préhistoire, ainsi que des poètes, Villon, Rimbaud, Jules Laforgue, Verlaine, Baudelaire, voire des philosophes qui traitaient des choses de la nature ― Lucrèce, Diderot, d’Alembert ― ou, Teilhard de Chardin par exemple, de paléontologie humaine). Auparavant, je me souviens d’un ouvrage consacré à la carrière cycliste de Louison Bobet, livre de son frère, Jean, qui m’avait amplement retenu parce qu’il y était question de Charly Gaul, séraphin idéal, grimpeur d’exception et personnage étrangement juvénile dont les exploits me subjuguaient. Au demeurant, l’« Ange de la Montagne », tel était son surnom, n’aura cessé de me hanter, si bien que sa figure ou son aura, quasi mythologique, domine L’Échappée, récit que j’écrivis cinquante ans plus tard.
J’ajoute que, n’ayant à cet âge que fort distraitement parcouru les bouquins que lisent ou que l’on conseille aux enfants, j’ai eu, adulte, le vif plaisir de me plonger dans Le capitaine Fracasse, Les Indes noires, Le château des Carpates, Notre-Dame de Paris ou Les Misérables…
Quelles musiques écoutez-vous ?
Du blues. Lightnin’ Hopkins en particulier.
Les cantates, les Passions de Bach. Le requiem de Fauré. Dylan, Tom Waits, Manset, Ferré, Brassens, Eddy Mitchell ― mais si !)
Quel est le livre que vous aimez relire ?
À la recherche du temps perdu, au rythme de tous les cinq ou six ans.
Et du Breton, du Rilke, Les mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand. Les Rêveries et les Confessions de Rousseau. Des récits de Jacques Borel, auteur, grand auteur, malheureusement beaucoup trop délaissé. Les essais de Walter Benjamin. Les romans de Faulkner (Absalon ! Absalon ! Lumière d’août. Le bruit et la fureur de préférence).
Quel film vous fait pleurer ?
Je pleure à la moindre émotion.
De grosses, très grosses larmes en regardant Barry Lyndon, Les ailes du désir ou Les enfants du paradis.
The naked kiss, j’y pense soudain, film décapant de Samuel Fuller.
Je remarque au passage qu’au singulier (quel livre ? quel film ?), j’oppose le pluriel, incapable d’élire une œuvre unique, un poète, un seul écrivain. Du coup, les contradictions me guettent : je tiens pour admirables les textes de Claudel sur la peinture et déteste ce bonhomme comme nombre de ses écrits ; quelques poèmes d’Aragon m’émeuvent à fondre instantanément et le même Aragon, menteur, falsificateur, calomniateur, me dégoûte. Je campe donc sur mes gardes. M’efforce de ne pas trop me leurrer, les mots, les images s’avérant on ne peut plus trompeurs. Bref, je n’en finis pas d’apprendre à lire et à voir.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un enfant démuni, empâté, pas toujours sympathique.
À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’écris à quelqu’un qu’après avoir fait, d’une façon ou d’une autre, connaissance, n’osant m’immiscer dans la vie de personne.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Répondre « Venise », « Le palais idéal du facteur Cheval », « Prague », « Trébizonde » ou « Samarkand » serait au fond affreusement littéraire. Deux lieux pourtant, très proches l’un de l’autre : le « Crêt de la Perdrix », au sommet du Mont Pilat, et « La Jasserie », où Rousseau passa une nuit douloureuse sur un matelas de vermines… Ce sont deux sites familiers. D’essentiels points de repères. Adolescent, je m’y rendais à pied : les dix-huit kilomètres d’ascension par des sentiers pas toujours faciles ne me retenaient pas alors… Disons que s’accrochent là-haut des pans entiers de ma vie et de mon imaginaire.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Parmi les anciens ou les aînés, Rousseau, incontestablement. Puis Nerval. Proust. Rilke. André Breton. Faulkner. J’en oublie certainement (Senancour, Leiris, Fargue, Cendrars, Camus, Jean Tardieu, Butor, Gracq, Claude Simon, Mandiargues ― l’essayiste et le poète plus que le romancier ―, Octavio Paz, Caillois, Kafka, Virginia Woolf, Louis-René Des Forêts, Gustave Roud, Georges Henein, Crevel, Pessoa, Torga, Lévi-Strauss, Artaud, Sylvia Plath, Fondane, Dylan Thomas, la liste serait longue, très très longue…).
Chez les contemporains, partis ou vivants, Bergounioux, Gilles Ortlieb, Michon, Gérard Macé, Claude Eveno, Nicolas Bouvier, Vassili Golovanov, Jean-Louis Baudry, récemment disparu, Antonio Lobo Antunès, Giorgio Manganelli, Jacques Bussy, décédé lui aussi, dont la poésie et les proses, superbes, mériteraient plus d’attention, Yves Bonnefoy, Jean-Pierre Chambon, Mary-Laure Zoss, René Pons, Christophe Manon : cela varie bien sûr, obéit à des changements d’humeur ou de perspective. En fait, j’attends d’être secoué. Interrogé. J’espère le ravissement, la surprise. Conséquence directe : répondant de biais, je ne distingue plus la proximité de l’admiration !
J’aggraverai mon cas. Rat de bibliothèque, souris de bouquineries évidemment poussiéreuses, j’avoue sans restriction ma faiblesse pour les écrivains du XIX° siècle : de Charles Nodier à Huysmans en passant par Théophile Gautier, Léon Bloy (quand il ne m’horripile pas), Barbey (quand il ne me fait pas sortir de mes gonds), Laurent Tailhade, Mirbeau, Charles Morice et divers poètes symbolistes. Qui plus est, dans un domaine qui n’est pas si différent, les toutes premières pages de Crainte et tremblement, de Kierkegaard, me sidèrent toujours, de même que, son style atteignant des sommets dans Ecce Homo, certains volumes de Nietzsche me laissent encore pantois.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une gravure de Rembrandt.
Choix qui qui me renvoie à mon « oubli » des peintres. Rembrandt, donc. Dürer. Patinir. Bruegel. Baldung. Manet. Bonnard. Goya. Friedrich. Max Ernst. Yves Tanguy. Rebeyrolle. Velickovic. Dubuffet. Ronan Barrot. Les créateurs anonymes du paléolithique et ceux qui peignirent les visages des défunts du Fayoum.
Avec la gravure ― une encre de Victor Hugo ferait l’affaire… ―, je recevrais tout de même volontiers d’excellentes bouteilles.
Que défendez-vous ?
L’intégrité.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Rien. La phrase, qui pourrait appeler bien des commentaires, me paraît plus habile, plus malicieuse peut-être, ou perverse, que profonde. C’est, à mon sens, le produit d’un genre de gymnastique typiquement bourgeoise (pas une once de subversion sous l’allure provocatrice), de fausse dialectique mêmement, subtile, certes, mais vaine. L’amour vaut décidément mieux que les pirouettes et les « bons mots », les paradoxes ou les chausse-trappes « épatantes » des psychanalystes.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Même illusionnisme.
On sourit, sans plus : trop creux, trop futile.
Trop « spirituel », au sens tristement usé du terme. Ce pourrait être du Sacha Guitry…
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Comment allez-vous ?
Mais, si je ne me méprends pas, cette sollicitude s’inscrit dans l’ensemble du questionnaire.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 24 avril 2019.
Superbe entretien !
Un réel plaisir ce moment de lecture
que je viens de passer
Pingback: Et des chansons pour les sirènes – Le Réalgar