Michel Foucault, sous la direction de Philippe Artières, Jean-François Bert, Frédéric Gros, Judith Revel,« Cahier de l’Herne »

De l’usage de la pen­sée foul­ca­dienne en Rus­sie et en Turquie

 La pen­sée de Michel Fou­caut n’a pas cessé d’inspirer un grand nombre de cher­cheurs en France et à l’étranger. En Alle­magne, aux Etats-Unis, en Chine, en Pologne, au Bré­sil, en Ita­lie, en Tur­quie, en Rus­sie et bien d’autres pays, ses oeuvres ont été tra­duites, publiées, lues, com­men­tées, cri­ti­quées. L’appropriation des approches et des notions for­gées par le phi­lo­sophe ont per­mis à ses usa­gers d’apporter des réponses à leurs ques­tions et de pen­ser dif­fé­rem­ment leur rap­port à leur his­toire natio­nale, poli­tique, sociale. Com­ment les tra­vaux de M. Fou­cault ont-ils été récep­tion­nés en Rus­sie et en Tur­quie ? Quels usages ont été faits des concepts foul­ca­diens ? Quels effets ont-ils produit ?

En Rus­sie, la pen­sée de M. Fou­cault demeure mineure

Avant 1970, les tra­vaux de M. Fou­cault ne fai­saient l’objet d’aucune inter­dic­tion. Ses oeuvres n’étaient pas conser­vées dans les spets­kh­ran (archives fer­mées). Elles pou­vaient par consé­quent être consul­tées libre­ment avec cepen­dant des limites. Car seuls ceux qui maî­tri­saient la langue fran­çaise avaient accès au contenu de ces ouvrages. L’année 1972 est mar­quée par la publi­ca­tion du pre­mier article de M. Fou­cault dans la revue aca­dé­mique, Ques­tions de phi­lo­so­phie. En 1977, sous le règne du diri­geant russe, Léo­nid Iiitch Bre­j­nev, la ver­sion tra­duite de l’ouvrage « Les mots et les choses » est publiée. Par ailleurs, des spé­cia­listes tra­vaillant pour l’Institut de phi­lo­so­phie de l’Académie des sciences de Mos­cou ont publié des articles. Leurs tra­vaux por­taient sur la théo­rie foul­ca­dienne du pou­voir, de sa concep­tion poli­tique et de l’histoire comme archéo­lo­gie du savoir. Durant cette époque de stag­na­tion poli­tique, ces recherches étaient publiées dans des revues scien­ti­fiques à faible tirage des­ti­nées essen­tiel­le­ment à des spé­cia­listes. A par­tir de 1996, des oeuvres majeures de M. Fou­cault ainsi que des cours dis­pen­sés au Col­lège de France sont publiés en langue russe. Ces publi­ca­tions ont per­mis de dis­cu­ter les idées foul­ca­diennes à par­tir de textes tra­duits dans la langue du pays.

Ainsi, après avoir été essen­tiel­le­ment appré­hen­dée comme un objet d’étude aca­dé­mique, la pen­sée de M. Fou­cault acquiert une posi­tion impor­tante dans les champs des sciences humaines et de la phi­lo­so­phie en Rus­sie. En contre­par­tie, la tra­duc­tion en russe des oeuvres de M. Fou­cault avait crée l’illusion qu’il était pos­sible de com­prendre la pen­sée du phi­lo­sophe sans ana­ly­ser le contexte dans lequel son oeuvre avait été pro­duite. En 2001, la revue La Nou­velle revue lit­té­raire consacre un de ses numé­ros à la récep­tion des idées de M. Fou­cault en Rus­sie. Fou­cault est-il actuel en Rus­sie ? est la ques­tion cen­trale du dos­sier. Des dif­fé­rentes contri­bu­tions (Boris Dou­blin, Lev Goud­kov, socio­logues de ten­dance libé­rale) ; M. Gas­pa­rov, phi­lo­logue, Alexandre Filli­pov, spé­cia­liste de la phi­lo­so­phie conser­va­trice, il res­sort l’idée selon laquelle M. Fou­cault est un pen­seur situé de l’autre côté de la fron­tière, un post-moderniste ou encore un pro­duit importé et donc un occi­den­tal dont la pen­sée est incom­pa­tible avec l’histoire contem­po­raine de la Rus­sie.
Mal­gré ces conclu­sions, quelques cher­cheurs ont tenté de faire un usage his­to­rique et socio­lo­gique des idées de M. Fou­cault en les appli­quant aux réa­li­tés russes. En 2001, ces tra­vaux sont publiés sous le titre M. Fou­cault et la Rus­sie. En 2006, des fou­cal­diens fran­çais et des défen­seurs des droits de l’Homme russes se ren­contrent lors d’un col­loque inter­na­tio­nal orga­nisé en Rus­sie sous le thème : luttes-recherches autour des pri­sons en France et en Rus­sie dans les années 1970 et 2000. La recherche comme ins­tru­ment de lutte. En sus de ces ren­contres et de ces échanges d’idées autour de la pen­sée de M. Fou­cault, des cher­cheurs russes ont fait usage des notions de la pen­sée foul­ca­dienne dans leurs tra­vaux de recherche.

Du point de vue de Valery Podo­gora, l’analyse foul­ca­dienne efface la gros­sière démar­ca­tion entre l’Orient et l’Occident. L’auteur explique que les tra­duc­tions des oeuvres de M. Fou­cault en langue russe ont été fidèles aux textes ori­gi­naux avec cepen­dant une excep­tion concer­nant la tra­duc­tion de l’ouvrage, « His­toire de la sexua­lité », réa­li­sée par Svel­tana Tabatch­ni­kova qui pré­sente des erreurs de sens. A titre d’exemple, l’auteure a tra­duit le mot « sexe » par le terme « seks » qui, en langue russe signi­fie l’acte sexuel. De nos jours, mal­gré la dis­po­ni­bi­lité en Rus­sie des tra­duc­tions des oeuvres de M. Fou­cault et des réac­tions qu’elles ont sus­cité chez des intel­lec­tuels fran­çais tels que J. Der­rida, G. Deleuze, M. Blan­chot et bien d‘autres, il n’en demeure pas moins que sa pen­sée demeure encore mineure et très peu mobi­li­sée dans le champ des sciences sociales.

En Tur­quie, M. Fou­cault a per­mis un débat sur l’histoire natio­nale officielle

C’est à la fin des années 1990 que la pen­sée de M. Fou­cault est deve­nue un objet d’étude et de dis­cus­sion dans la vie intel­lec­tuelle turque. Dans les années 1970 notam­ment, deux ouvrages ont été tra­duits en langue turque. En 1979, la ver­sion turque de Vérité et pou­voir est publiée dans une revue de gauche. En 1982, le pre­mier cha­pitre de l’ouvrage l’Histoire de la folie est tra­duit à l’initiative de l’écrivain Enis Batur qui avait, à la fin des années 1970, publié quelques uns des textes de M. Fou­cault dans sa revue, Yazi. La même année, Meh­met Ali Kili­ç­bay, tra­duc­teur et pro­fes­seur de l’histoire éco­no­mique turque tra­duit l’intégralité de l’ouvrage His­toire de la folie. Ce tra­duc­teur a cepen­dant fait état des dif­fi­cul­tés de rendre compte des notions phi­lo­so­phiques foul­ca­diennes dans le contexte turc.
Les rai­sons de ces obs­tacles sont de deux ordres. La pre­mière ren­voie à la cou­pure cultu­relle de la période répu­bli­caine en Tur­quie, écrit Nazli Okten Gül­soy. En effet, la poli­tique d’épuration lin­guis­tique a conduit à l’adoption de l’alphabet latin et ainsi à l’apparition de nou­veaux mots et concepts qui ont rendu dif­fi­cile l’exercice de tra­duc­tion. La seconde rai­son concerne la concep­tion des Turcs à l’égard de leur his­toire. Ces der­niers avaient ten­dance à construire leur passé comme une suc­ces­sion de vic­toires. Ces dif­fi­cul­tés n’ont cepen­dant pas empê­ché des cher­cheurs d’introduire quelques concepts foul­ca­diens dans leurs tra­vaux de recherches et articles.

Selon N. O. Gül­say, dans le contexte turc, la pen­sée de M. Fou­cault repré­sen­tait le radi­ca­lisme sans Marx. D’autre part, elle incar­nait la pos­si­bi­lité d’une ouver­ture de lec­ture socio­lo­gique, poli­tique et intel­lec­tuelle dans le champs poli­tique notam­ment. A cette époque, les études étaient essen­tiel­le­ment cen­trées sur les pro­blé­ma­tiques du moment, en l’occurrence les effets du capi­ta­lisme sur le poli­tique. Ce n’est qu’à la fin des années 1990, dans un contexte de répres­sion, de bru­ta­li­tés poli­cières, d’emprisonnement et de dis­pa­ri­tions de mili­tants turques que l’ouvrage de M. Fou­cault, Sur­veiller et punir a eu un écho favo­rable.
En effet, l’analyse foul­ca­dienne du sys­tème pénal fran­çais a per­mis la com­pré­hen­sion de la non moder­nité des pri­sons turques. Par ailleurs, des concepts foul­ca­diens tels que Corps, Dis­ci­pli­nés, dis­ci­pli­nants ainsi que les approches du Savoir/Pouvoir ont eu des réso­nances dans les champs poli­tiques et idéo­lo­giques. D’une manière géné­rale, les tra­vaux de M. Fou­cault ont per­mis aux intel­lec­tuels du milieu isla­miste de se doter d’arguments dans leur débat sur la moder­nité et leur cri­tique de l’histoire offi­cielle turque. Pour les milieux laïques, la pen­sée de M. Fou­cault a servi à réflé­chir sur la moder­nité, à cri­ti­quer le natio­na­lisme, à décons­truire la sin­gu­la­rité eth­nique et l’homogénéité reli­gieuse pré­su­mée de l’Etat-Nation et à remettre en ques­tion la ver­sion offi­cielle de la révo­lu­tion turque.
Le lec­to­rat de gauche a décou­vert et/ou re-découvert M. Fou­cault grâce à des tra­duc­tions turques publiées notam­ment par la mai­son d’édition de Ferda Kke­sin qui a réa­li­sée la tra­duc­tion de Dits et Ecrits. Il semble impor­tant de noter que la popu­la­rité de M. Fou­cault en Tur­quie est notam­ment le fait des usa­gers anglo­phones, c’est-à-dire ceux qui ont étu­dié aux Etats Unis. L’éditeur F. Kes­kin est l’un de ces usa­gers foulcadiens.

n. agsous

 

Michel Fou­cault, sous la direc­tion de Phi­lippe Artières, Jean-François Bert, Fré­dé­ric Gros, Judith Revel,« Cahier de l’Herne », Edi­tions de l’Herne, février 2011, 415 p. –39,00 € 

Leave a Comment

Filed under Non classé

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>