« Monkey Gone To Heaven » (Pixies, 1989)
En bon amateur éclairé de la littérature fantastique – en particulier de Stephen King – qu’il est, Darren Bryte choisit comme épicentre de son intrigue, une modeste bourgade, l’imaginaire Edmond, où une série inexpliquée d’événements va acquérir au fil des chapitres une puissance d’impact démultipliée. L’on découvre en effet que l’ensemble des espèces animales sur place semble avoir décidé d’éradiquer les habitants de la petite cité, certaines bêtes allant jusqu’à une sorte de « suicide » organisé pour assouvir cette intention.
Quelques jours plus tôt, le vétérinaire Paul, a recueilli Angry, un bonobo provenant d’un laboratoire d’expérimentation et qui lui apparaît doté de capacités hors du commun. Mais tandis que la terreur gagne la ville, Angry disparaît. Tout comme Ethan, un jeune garçon autiste qui ne parle pas, mais possède l’étrange faculté de comprendre les animaux. Le retournement de la communauté animale contre celle humaine, phénomène aussi violent qu’irrationnel, et qui va à l’encontre des plus élémentaires lois de l’instinct de conservation, recouvre bientôt Edmond d’un voile délétère qui menace de contaminer l’ensemble de la planète. A moins que le trio improbable constitué par le vétérinaire local, l’adolescent autiste et un journaliste ayant saisi toute l’ampleur de la catastrophe ne puisse intervenir à temps pour conjurer la malédiction en cours…
Sous couvert d’un roman fantastique somme toute assez classique de facture, et qui honore d’ailleurs à la lettre – mais aussi avec beaucoup d’esprit – tous les attendus de ce genre ultra-codifié (voir sur ce point le trailer du roman : on est déjà au cinéma !), Darren Bryte, entre amour, raison et mysticisme, entre Cujo de King (1981) et Les Oiseaux d’Hitchock (1963), dénonce sur fond de manifeste écologiste et animaliste les dérives de l’humanité qui opprime depuis toujours des êtres dont elle nie la sensibilité.
La fable philosophique n’est pas loin, même si l’auteur s’en défend, et Angry donne bien, d’une manière métaphorique si l’on sort du page-turner explicite, la parole aux laissés pour compte de tous bords et de tous poils, à toutes les sous-catégories (vivantes ou sociales), à tous ces individus considérés à tort comme « inférieurs » (parce que dépourvus d’âme dans la conception cartésienne classique) et qui nous renvoient en miroir l’image de notre propre suffisance.
Façon de rappeler, selon l’adage que “charité bien ordonnée commence par soi-même”, et que, dans le sillage des fameuses trois blessures narcissiques infligées à l’humanité évoquées par Freud dans Une Difficulté de la psychanalyse en 1917, il serait plus que temps que les êtres humains reconsidèrent la position de toute-puissance dans laquelle ils prétendent camper, au sommet du vivant et de l’échelle de l’évolution.
Sans aller jusqu’à considérer, tel Maxime Chattam, que l’homme serait ainsi devenu le prédateur de la terre elle-même (outre ses coreligionnaires — in Prédateurs, Albin Michel, 2007), ou qu’il pourrait être assimilé, selon Darren Bryte, à un fanatique terroriste de la nature, on reconnaîtra que Angry a le mérite, non seulement de proposer une lecture haletante et habilement séquencée des carences de notre propre nature mais également de mettre en abyme les fondations, pour ne pas dire les fondements, de toute culture. Qui a dit déjà que l’homme était le seul animal qui, à partir du moment où il prenait conscience d’en être un, cessait de l’être ?
Pour un premier roman, ce n’est pas un coup d’essai, c’est un coup de maître. Lorsque nous l’avions rencontré à l’été 2017 tandis que son texte n’était encore qu’à l’état de manuscrit, nous avions estimé que Darren Bryte avec ce thriller angoissant était “le plus américain des écrivains français” : nous savons désormais avec certitude (et avec l’éditeur qui l’a rapidement repéré) que c’est bien le cas. Et diantre que l’on s’en réjouit!
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frederic grolleau
Darren Bryte, Angry, Terra Nova, mai 2017, 496 p. - 19,90 €.