Un roman-fleuve follement inventif, qui méritait bien d’être évoqué par la plume d’un homme de lettres, Philippe Coutarel
On ne peut pas tout lire — d’autant moins que l’on est chroniqueur et que l’on doit aux ouvrages lus une attention spéciale, qui dépasse le seul plaisir de la lecture et doit permettre d’en tirer une analyse pertinente assortie des justes mots susceptibles de rendre compte de l’émotion qu’on aura ressentie. Aussi n’est-ce pas toujours une banale question de temps si l’on garde le silence sur certains livres : l’on se trouve face à eux — sans que leurs qualités littéraires soit le moins du monde en cause — démuni, voire incapable de les lire jusqu’au bout. C’est ainsi que le monumental roman de Denitza Bantcheva, La Traversée des Alpes, m’est resté étranger. Je n’en demeurai pas moins fort embarrassée car je devinais, dans la masse profuse de ce récit-fleuve, d’indéniables beautés d’écriture. Il aurait continué de languir aux rives de mon impuissance si Philippe Coutarel* ne nous avait envoyé ce superbe article, long et dense comme le livre qu’il évoque. Et voici donc La Traversée des Alpes porté en triomphe dans les pages du Littéraire par une plume de talent…
I.R
À l’heure où l’édition vend son âme au jeu de Monopoly - achats, rachats, concentrations à tout-va - et où s’installe l’hégémonie d’une littérature jetable — allégée, calibrée, lyophilisée -, la naissance d’un nouvel éditeur - ici, une éditrice - qui montre exigence, dédain des modes et intrépidité comme seule patte blanche, est toujours un événement. Raphaëlle Pache, agrégée de Lettres modernes et docteure ès Lettres, lance les éditions du Revif - joli nom-programme - avec un volumineux roman de Denitza Bantcheva, La Traversée des Alpes. À ce mot de “volumineux”, d’aucuns fuient à toutes jambes quand d’autres — vieux loups de mer d’imaginaire au long cours - ont l’œil qui brille. Mais l’écriture d’un “gros roman” est justement l’une des clés du livre. Et ce qu’on appelle familièrement “pavé” n’est-il pas l’objet d’un retour en grâce qu’illustrerait l’engouement récent pour deux romans de neuf cents pages, Les Bienveillantes de Jonathan Littell et Je te retrouverai de John Irving - que nous n’avons pas lus ? Nous ne les citons que parce qu’ils tiennent précisément le haut du “pavé”.
La Traversée des Alpes n’est pas seulement un gros roman, ambitieux et prenant, mais également une éclatante réussite à laquelle le mot de chef-d’œuvre irait comme un gant s’il ne courait autant les rues. Car l’abus de cette appellation de moins en moins contrôlée la dévalue d’autant. Maintenons-la tout de même. Et parlons au moins de chef-d’œuvre au sens premier, c’est-à-dire d’une œuvre artisanale d’exception attestant la maîtrise et la science du nombre d’or. Dans la coupole du château de Vaux-le-Vicomte, on peut admirer une collection de chefs-d’œuvres de Compagnons charpentiers. La fonctionnalité y épouse la beauté. Quoi de plus primordial aussi que la charpente d’un roman ? Dans celui-ci, une citation de Proust ou d’Hugo y fait directement allusion :
Pour huit cents pages, on ne peut pas construire comme pour trois ou quatre cents. Ça devient un problème comme celui des architectes du Moyen Âge avec les cathédrales : avant de commencer, il faut avoir inventé les arcs-boutants et les clés de voûte, et savoir les placer aux bons endroits.
D’une complexité n’excluant pas l’élégance et n’altèrant jamais la ligne vive et claire du récit, la charpente de La Traversée des Alpes est une jolie prouesse. Mais le sujet du livre, s’impatiente-t-on, quel est-il ? D’un goûteux et pantagruélique pot-au-feu d’histoires, extrayons la “substantifique moelle” et disons que tout commence (ou presque) par l’évocation de l’arrivée clandestine de la narratrice à Paris, paradis des arts et des lettres et ville où elle se sent prédestinée à trouver “le lieu et la formule”. Pour l’accomplissement de ce rêve d’enfance — devenir Parisienne — l’étudiante qui s’est rebaptisée Denise (son prénom francisé) a fui la dictature de Pleunk — petit pays de l’Est entre pleutre et plouc — d’où il est plus difficile de sortir que “de faire entrer une armée dans Troie sans qu’on s’en aperçoive”.
Avant cette fuite, elle a étudié un peu l’histoire de l’art, s’est essayée à la peinture et a connu en tant que poète une gloire éphémère d’enfant prodige. Mais après l’interdiction de ses poèmes, taxés de modernisme, puis la mort accidentelle de son fiancé, Denise n’a plus écrit, et n’a plus vécu que pour la nuit où elle quitterait la chrysalide d’un pays natal de pure forme pour renaître papillon dans sa patrie de cœur, la seule légitime, même si elle devait pour cela s’éloigner de plusieurs milliers de kilomètres des êtres chers.
Au seuil du livre, on lit l’avertissement suivant : Bien qu’il soit inspiré de l’inexistence de son auteur, ce roman n’est guère autobiographique. Nous reviendrons sur le mot d’ inexistence, mot-clé de l’entreprise avec ceux de double et d’exotisme. La narratrice inverse plus loin les termes de l’énoncé : Ce n’est pas que ce roman fut tiré tout entier de la réalité mais il prend ses appuis (de mille-pattes) en elle… dit-elle joliment. Ailleurs encore, comme en écho au mentir vrai d’Aragon ou au mensonge qui dit la vérité de Cocteau, elle tente de convaincre son ami Lao que “la fiction est plus vraie qu’un rapport”, tant il est vrai que “relater sa vie revient à la réduire et l’abîmer alors que la réinventer est se rapprocher de sa réalité”. Elle consacre une longue digression aux Fourches Caudines de l’autobiographisme et à ce que raconter sa vie suppose d’écueils et de tourbillons, entre un Charybde de complaisance et un Scylla de narcissisme.
On peut supposer que la romancière - qui a déjà à son actif des poèmes, des nouvelles, des écrits de cinéma et deux romans très différents de celui-ci - n’était guère plus tentée que sa narratrice d’écrire une fiction autobiographique et que, prenant la balle au bond de suggestions amicales, elle a relevé le défi à sa façon, entraînant sa biographie à la fête foraine et lui faisant essayer tous les manèges, toutes les attractions, du labyrinthe des glaces aux autos tamponneuses, et du grand huit au train fantôme, en passant par le palais du rire, la roulotte des monstres, les miroirs déformants et — last but not least — les montagnes russes du Diable. Car le Diable et son train parcourent à la lettre La Traversée des Alpes, tout comme y ressuscitent le plus naturellement du monde un grand romancier russe et un grand cinéaste français pour s’entretenir familièrement avec l’héroïne d’un point de littérature ou d’un futur tournage. Et si l’on ajoute dans le chaudron une pincée de doubles de la narratrice (elle-même alter ego d’une vieille actrice), et un sorcier qui n’apparaît qu’à elle et qu’elle surnomme “l’ensorceleur” (non sans rapport avec un personnage d’un précédent roman de l’auteure), nul doute que l’on ne tienne là une autobiographie plus que vraisemblable ! Sérieusement non, on ne roule pas ici en “autofiction”, plutôt dans une “fabulation fantastique de soi” au bio-carburant !
Mais si l’on ne subodorait là qu’un jeu gratuit, on se tromperait, car ce livre porte aussi témoignage de l’époque, comme tout grand livre, tout en étant une ode intemporelle à l’humour et à la liberté, au genre humain et à la littérature, à la vie et à l’amitié, à Paris et au cinéma, au refus de toutes les mises au pas et de tous les décervelages toujours en embuscade.
On veut bien vous croire, m’interpelle-t-on, mais vous n’avez toujours rien dit du sujet, si ce n’est qu’une jeune fille a fui la dictature de Pleunk pour se retrouver clandestine à Paris, ville élue entre toutes, qu’elle s’est rebaptisée Denise et que c’est elle la narratrice. On aimerait bien en savoir plus. Que se passe-t-il ensuite ? Eh bien, disons que nous suivons pas à pas, au fil des pages, l’hannibalesque “traversée des Alpes” de l’héroïne jusqu’aux monts successifs de l’existence légale et de la légitimité littéraire — véritable quête du Graal.
Quand nous avons dit plus haut que tout commençait par l’arrivée de Denise à Paris ou presque, c’est que cet épisode naît de la double association d’idées d’un prologue et d’un flash-back. Le prologue évoque l’entrevue où Pouchkine fit cadeau à Gogol du sujet des Âmortes, l’adjurant en ces termes :
“Vous êtes fragile, votre existence est dure. On ignore si demain vous serez toujours vivant et en pleine possession de votre esprit. Il est grand temps d’écrire un grand roman : un recueil de nouvelles, ce n’est pas assez pour vous garantir l’immortalité.“
La liberté de l’auteure — doublée d’un jeu de trivial poursuit avec le lecteur — veut que le nom de Pouchkine ne soit pas prononcé, pas plus que ne le seront plus tard ceux de Rushdie, Pérec ou Butor, et que seul affleure le prénom de Gogol, conférant aux visites d’outre-tombe du romancier un climat familier et presque affectueux. Par le biais de l’obsession du Diable du génial Nicolas, on passe du XIXe au XXe siècle avec l’évocation de la passion enfantine de Denise pour Satan dès qu’elle l’eut entendu siffler à l’opéra. Et le fil rouge de Lucifer boucle la boucle en nous catapultant au jour de l’arrivée de Denise à Paris, jour où l’imam Khomeiny lance sa condamnation à mort de l’auteur des Versets sataniques. Pourquoi ce prologue ? Parce qu’en plus d’inscrire le livre dans la tradition d’une littérature “diaboliste” qui va de Cazotte à Rushdie, il y propage mille ondes concentriques comme une pierre dans l’eau, y suscite mille harmoniques, y provoque au loin une assonance plus qu’un écho, et donne au roman le “la” poétique idéal.
La narratrice survit de mille petits boulots (serveuse, répétitrice, modiste, copiste de mémoires, “Ange Gardienne” d’enfants, de chats ou de vieilles personnes, secrétaire d’une ancienne “gloire du muet”) en même temps qu’elle est saisie de nouveau par le vice impuni de l’écriture. Elle se fait rapidement des amies dont l’une, Michèle, mène une thèse sur Gogol et admire tellement les romans de Denise qu’elle la met au défi d’en écrire un de huit cents pages (on revient aux chefs-d’œuvre des Compagnons), histoire de vérifier une théorie sur l’évaluation des écrivains, de se mesurer aux monstres tutélaires et de se prouver à elle-même qu’elle aurait le cul assez gros pour le pondre comme Tolstoï son Guerre et paix. Mais sous cette plaisanterie qui n’est que pudeur déguisée se cache une foi contagieuse de rêveuse de cathédrale.
Et l’on comprend peu à peu que c’est le chantier de ce “Gros Œuvre” que nous visitons, une sorte de work in progress où la narratrice fait digressions sur digressions, tisse avec nous une connivence, nous convie à l’accouchement de son roman-film sur la table de montage, accélérant, stoppant, rembobinant, répétant un motif ou anticipant, insérant là une giclée de rêve, ici une embardée de pur fantastique. Ce n’est pas un hasard si l’un des personnages-clés du livre est un cinéaste, peu ou prou inspiré de Jean-Pierre Melville sur lequel l’auteure a écrit un remarquable essai. Personnage-clé non parce qu’il provoque l’épisode le plus drôle et le plus extravagant du roman — un tournage post mortem sur un toit de Paris — mais parce qu’il induit autour de lui une constellation d’autres personnages — la monteuse Jacqueline, l’acteur Michel Darbois, la directrice de salle Noémie — et qu’une scène de son film mythique Les Sentiers de la Nuit, où un résistant aide des Juifs à passer en Suisse, se superpose à celle, stylisée jusqu’à l’archétype, du passage de la Frontière de la narratrice.
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Car Denise est volontairement brève et sibylline sur sa fuite de Pleunk, et ne l’évoque que par le biais d’un rêve, ou d’un conte à faire peur qu’elle réinvente à mesure que des enfants l’y poussent. Elle rejette l’uniforme d’exilée, de victime, de transfuge exotique que beaucoup aimeraient lui voir porter. Le côté exotique qu’on me trouve finit par me taper sur les nerfs, confie-elle. Elle décline l’invitation d’une revue à participer à un dossier sur les écrivains en exil, déclarant au directeur médusé : Si j’étais à Pleunk, je serais en exil ; à Paris, je suis chez moi. Plus tard, à un essayiste qui se complaît dans son attrait pour “les étrangers” et pour ceux “qui ont fui leur pays”, elle lance : Fuir, ça revient généralement à vérifier ce qu’on peut tirer de ses moyens personnels d’animal humain. Je ne vois aucun romantisme dans tout cela cela, qui est sordide et pitoyable. Aux orpailleurs d’exotisme, elle oppose l’invention de nouvelles identités, ce qui nous vaut une scène irrésistible où elle passe pour Libanaise en se faisant soigner une dent par un dentiste infatué de son flair. Malgré tout, la narratrice n’est pas sans se demander s’il ne lui manquerait pas une certaine capacité mentale à percevoir le différent comme étranger, car elle ne trouve pas exotiques ses amis, d’où qu’ils soient originaires.
Paradoxalement, tout le livre — forme et fond — est une ode à la diversité. Ce qui exaspère Denise, ce sont sans doute les Proxénètes de la Sensation du Divers, comme les appelait Segalen, lui qui défendait le mystérieux, qui est l’approche frissonnante, l’odeur inouïe du Divers. Il remarquait, dès 1917 :
Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, — mourir peut-être avec beauté. Les poètes, les visionnaires mènent toujours ce combat.
Car que fait la dictature de Pleunk (comme toutes les dictatures), sinon niveler, réduire, uniformiser ? Que veulent “les Gris” du roman sinon tout inféoder à leur couleur et nier tous les ailleurs ? Et quand la narratrice évoque l’ailleurs qui garde en nous l’espace du recul, qui permet de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, de concevoir la relativité des certitudes, et de douter qu’on ait le droit de décider du sort d’autrui, nous sentons tout le prix qu’elle accorde à cette notion.
Encore faut-il, une fois chu dans cet ailleurs, pouvoir prouver qu’on existe et justifier sa présence, ne pas être assimilé à sa seule provenance, renvoyé à son seul passé. Comme le dit Moussa à Denise, dans une Faculté où de futurs juristes aident des sans-papiers après les cours : “Le péché originel, c’est simplement avoir des origines. Parce qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour t’emmerder avec tes origines.” Ce sont ces clandestins, ces “inexistants”, qu’a fait magnifiquement exister Ariane Mnouchkine dans Le Dernier Caravansérail — spectacle et film — où il s’agit aussi de traversées et de frontières, mais surtout d’émigrés dans les camps de transit, qui sont lieux d’“inexistence”. Aussi formellement riche et inventive, La Traversée des Alpes diffère dans son objet et sa tonalité. Si l’on y croise des “inexistants”, et d’autres qui ne le sont plus — ou le sont différemment, comme Lao ou l’inoubliable Tonicek — la narratrice y refuse le statut d’exilée. Elle y conte, non une odyssée aux couleurs de cauchemar, mais la lente concrétisation d’un rêve. Car même si l’exaspère la manie qu’ont les gens d’assimiler sa vie à un conte et si elle a peu de goût pour ce genre littéraire, elle se révèle paradoxalement une conteuse hors pair, et le choix du prénom de Shéhéra pour l’un des personnages semble un clin d’œil aux Mille et une Nuits.
Pour Denise, moderne Shéhérazade que la mort frôle plusieurs fois — notamment après un échange avec le Diable dans son propre train — raconter des histoires est aussi une question de survie. Mais ses parties de solo ne monopolisent pas la partition. Sa quête de l’existence légale et du Graal littéraire n’est que la trame, la colonne vertébrale du livre. C’est ce qui relie entre elles une multitude d’histoires, elles-mêmes viviers d’une infinité de personnages, et dont l’emboîtement de poupées russes évoque Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Il s’y déploie une étonnante générosité. Hors la virtuosité de l’agencement, c’est dans le relief et la beauté des personnages que réside l’autre force du livre.
Comment oublier Florence, la truculente grand-mère de la narratrice, dite tantôt la Grande Ourse et tantôt la Sauvage, qui ne vole pas les fleurs dans les jardins publics, mais les “pique” pour les “repiquer” — ce qui change tout -, et qui, si peu cultivée qu’elle soit, emmène sa petite-fille à l’opéra découvrir les chefs-d’œuvre du répertoire ? Comment oublier Minou, l’admirable mère complice, ou Dédé, le grand-père qui n’aime rien tant que contredire et pour lequel Denise invente le terme de “noisillon” ? Comment oublier l’émouvant Tonicek, ex-pianiste de jazz qui a épousé à Prague une belle actrice dépressive (qui a plus d’un trait commun avec Romy Schneider), puis l’a suivie à Berlin-Ouest avant d’être abandonné par elle et de se retrouver à Paris, accordéoniste dans le métro, coiffé d’un feutre à la Bruant et inépuisablement courtois ? Comment oublier les amies de Denise, plus attachantes les unes que les autres, de Gaëlle à Michèle, en passant par Shéhéra, Claire, Gina, Sylvia et Noémie ? Leur propre histoire et celle de l’héroïne s’entremêlent, s’entrecroisent, s’entretissent en un savoureux feuilleté de feuilletons.
Il faudrait citer encore Filip, le plus grand poète officieux de Pleunk, Adrienne Gilbert, ancienne gloire du muet, Richard S. Cameron, l’inénarrable admirateur, Reine et Guina, les sublimes sopranos, l’attachant Jacques Camp (sorti d’un précédent roman de l’auteure et évoquant Joe Dassin), le sympathique acteur Michel Darbois, objet à son insu d’une légende de la “bohême pleunkoise”, l’octogénaire Pauline qui prend le café avec le Loup, le Renard et la Belette, Dima Gerbier, la doctoresse qui jure qu’il ne faut jurer de rien (et qui porte le nom d’un personnage de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville), Sidi Brahim, le limonadier du Café de l’Arrivée, ou encore le Vieux Critique anonyme qui a connu les surréalistes, Luc, le lecteur de manuscrits qui préconise le roman court, Max, l’architecte officiel de Pleunk, Born, le sinistre retranché pseudo-mémorialiste, Mademoiselle Astuguevieille et son bureau d’Anges Gardiens, le giacomettesque élève Buffon, Christian et son Club du Conte, et la liste n’est pas close…
Mais d’autres épices parfument ce bourguignon. Outre les apparitions du Diable et des défunts déjà cités, la marinade comporte des rêves (dont celui, désopilant, de la narratrice revenue d’outre-tombe et confrontée à la pose de sa plaque commémorative), des théories (celles de “l’anachronisme”, de “la bonne distance”, de “la non-existence de Pleunk”, du “gros roman” ou du “Principe de lassitude”), des lettres (de Denise à Minou et de Richard S. Cameron à Adrienne Gilbert), des expressions inventées (comme “avoir lourd” ou “être serte”), des intermèdes “carrolliens” (comme celui du “chat de l’aiguille”) et, en cadeau aux lectrices, une liste à découper des régles de l’art de ne pas se faire agresser dans le métro. À cela s’ajoutent de très jolies trouvailles, comme celle qui fait répondre à la petite Denise quand on lui demande quel métier fait son père : “Il est onomastique”, ou qui lui fait dire, quand on l’interroge sur sa raison de fixer longuement des maisons promises à la démolition : “Je conserve des bâtiments”. Il est vrai qu’une gamine qui veut se marier plus tard avec un chat aux yeux bleus est forcément “givrée”, comme dirait la Grande Ourse.
Un dernier aspect de ce livre est la possibilité de le lire comme une récapitulation ludique et subliminale de l’histoire du roman moderne, et un état des lieux du genre tel qu’il s’interroge aujourd’hui. N’y voyez rien de cuistre, malgré notre formulation “colloque-de-cerisiesque” ! Le roman a d’ailleurs des pages très drôles sur la vanité des thèses universitaires et la farce parfois ubuesque de leur soutenance. Mais expliquons-nous. Revenons au mot-clé du titre, le mot “traversée”, qui miroite de plusieurs sens possibles : il est tour à tour traversée de frontière, traversée sociale, traversée de Paris, traversée d’obstacles, traversée du miroir ; mais pour la destinée d’écrivain qui nous est contée, il est aussi traversée de la littérature comme paysage initiatique.
Au commencement se trouvent les contes, enfance de toute littérature. Ce sont d’abord ceux de la Grande Ourse, plus soucieuse d’éducation que portée au merveilleux. Quand la petite Denise prend trop la fable au pied de la lettre, la grand-mère lui lance : “Les contes, c’est des conneries ! Si ça ressemblait aux contes, la vie vraie, il y aurait peut-être un Dieu par tête de la population, mais je peux te dire qu’au train où va le monde, ça fait un bail qu’il n’y en a plus aucun !” Et la fillette d’imaginer un train bondé où figure le Diable mais un Diable sans l’attrait de Méphistophélès qu’elle découvrira dans Faust. Elle retrouvera le même train plus tard, si ce n’est que Satan et elle en resteront les seuls passagers. Les contes de la Sauvage sont relayés ensuite par ceux de Denise, improvisés pour deux petits Parisiens dont elle a la garde. Puis arrive le Club du Conte, où des adultes pratiquent plus la psychanalyse des contes de fées qu’ils ne fument l’opium du merveilleux.
Mais à l’âge des contes, déjà, avant même de savoir lire, la narratrice rime ou fabule à voix basse. Dès l’alphabet connu, elle couche sur le papier ses improvisations. La passion pour Méphistophélès venant, et apprenant que Goethe est un “classique”, elle dévore — comme Ève le fruit défendu — les vingt volumes de Classiques du Monde de sa mère, puis toute sa riche bibliothèque, histoire d’en savoir plus sur le Diable et de trouver un moyen de Le faire venir. Même quand elle se sera déprise du Malin, Denise considérera toujours la lecture comme une autre manière de respirer. Surprise qu’on lui refuse un manuscrit trop gros, elle confesse sa préférence pour les volumes épais aux lettres minuscules, qu’on achète avec la certitude d’en avoir pour son argent.
Ce sont ces vagues de lectures qui ont déposé sur les pages leurs coquillages de nacre, leurs bois flottés, leur vaisselle d’or couverte d’écume et de varech. L’héroïne nourrit de cette manne sa “traversée”, sa réflexion, la locomotive d’encre du “Gros Œuvre”. Elle cite, compare, dialogue, interroge. Des noms viennent parfois pour très peu, une anecdote, une image, une plaque commémorative. D’autres sont l’occasion de se situer, de se réconforter, de parler du statut de l’écrivain.
Au bout du compte, La Traversée des Alpes est un bilan impressionniste de l’art du roman. A chacun de se laisser traverser, de trouver ses chemins de traverse.
Philippe Coutarel
* Philippe Coutarel est homme de lettres, auteur de feuilletons radiophoniques diffusés sur France Culture (Le Maître du navire, d’après Louis Chadourne, décembre 2002 ; Le grand escroc, d’après Herman Melville, 2004 ; Le Forgeur de merveilles, d’après Fitz-James O’Brien, 2006 ; Les New-Yorkaises, d’après Edith Warton, diffusion prévue en février ou mars 2007), collaborateur régulier de la revue CinémAction, titulaire d’un diplôme de montage de l’Institut CREAR, il a travaillé dans l’enseignement, en librairie et au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque Nationale.
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Denitza Bantcheva, La Traversée des Alpes, éditions du Revif, mars 2006, 753 p. — 19,00 €. |