Denitza Bantcheva, La Traversée des Alpes

Un roman-fleuve fol­le­ment inven­tif, qui méri­tait bien d’être évo­qué par la plume d’un homme de lettres, Phi­lippe Coutarel

On ne peut pas tout lire — d’autant moins que l’on est chro­ni­queur et que l’on doit aux ouvrages lus une atten­tion spé­ciale, qui dépasse le seul plai­sir de la lec­ture et doit per­mettre d’en tirer une ana­lyse per­ti­nente assor­tie des justes mots sus­cep­tibles de rendre compte de l’émotion qu’on aura res­sen­tie. Aussi n’est-ce pas tou­jours une banale ques­tion de temps si l’on garde le silence sur cer­tains livres : l’on se trouve face à eux — sans que leurs qua­li­tés lit­té­raires soit le moins du monde en cause — démuni, voire inca­pable de les lire jusqu’au bout. C’est ainsi que le monu­men­tal roman de Denitza Bant­cheva, La Tra­ver­sée des Alpes, m’est resté étran­ger. Je n’en demeu­rai pas moins fort embar­ras­sée car je devi­nais, dans la masse pro­fuse de ce récit-fleuve, d’indéniables beau­tés d’écriture. Il aurait conti­nué de lan­guir aux rives de mon impuis­sance si Phi­lippe Cou­ta­rel* ne nous avait envoyé ce superbe article, long et dense comme le livre qu’il évoque. Et voici donc La Tra­ver­sée des Alpes porté en triomphe dans les pages du Lit­té­raire par une plume de talent…
I.R

À l’heure où l’édition vend son âme au jeu de Mono­poly - achats, rachats, concen­tra­tions à tout-va - et où s’installe l’hégémonie d’une lit­té­ra­ture jetable — allé­gée, cali­brée, lyo­phi­li­sée -, la nais­sance d’un nou­vel édi­teur - ici, une édi­trice - qui montre exi­gence, dédain des modes et intré­pi­dité comme seule patte blanche, est tou­jours un évé­ne­ment. Raphaëlle Pache, agré­gée de Lettres modernes et doc­teure ès Lettres, lance les édi­tions du Revif - joli nom-programme - avec un volu­mi­neux roman de Denitza Bant­cheva, La Tra­ver­sée des Alpes. À ce mot de “volu­mi­neux”, d’aucuns fuient à toutes jambes quand d’autres — vieux loups de mer d’imaginaire au long cours - ont l’œil qui brille. Mais l’écriture d’un “gros roman” est jus­te­ment l’une des clés du livre. Et ce qu’on appelle fami­liè­re­ment “pavé” n’est-il pas l’objet d’un retour en grâce qu’illustrerait l’engouement récent pour deux romans de neuf cents pages, Les Bien­veillantes de Jona­than Lit­tell et Je te retrou­ve­rai de John Irving - que nous n’avons pas lus ? Nous ne les citons que parce qu’ils tiennent pré­ci­sé­ment le haut du “pavé”.

La Tra­ver­sée des Alpes n’est pas seule­ment un gros roman, ambi­tieux et pre­nant, mais éga­le­ment une écla­tante réus­site à laquelle le mot de chef-d’œuvre irait comme un gant s’il ne cou­rait autant les rues. Car l’abus de cette appel­la­tion de moins en moins contrô­lée la déva­lue d’autant. Maintenons-la tout de même. Et par­lons au moins de chef-d’œuvre au sens pre­mier, c’est-à-dire d’une œuvre arti­sa­nale d’exception attes­tant la maî­trise et la science du nombre d’or. Dans la cou­pole du châ­teau de Vaux-le-Vicomte, on peut admi­rer une col­lec­tion de chefs-d’œuvres de Com­pa­gnons char­pen­tiers. La fonc­tion­na­lité y épouse la beauté. Quoi de plus pri­mor­dial aussi que la char­pente d’un roman ? Dans celui-ci, une cita­tion de Proust ou d’Hugo y fait direc­te­ment allu­sion :
Pour huit cents pages, on ne peut pas construire comme pour trois ou quatre cents. Ça devient un pro­blème comme celui des archi­tectes du Moyen Âge avec les cathé­drales : avant de com­men­cer, il faut avoir inventé les arcs-boutants et les clés de voûte, et savoir les pla­cer aux bons endroits. 

D’une com­plexité n’excluant pas l’élégance et n’altèrant jamais la ligne vive et claire du récit, la char­pente de La Tra­ver­sée des Alpes est une jolie prouesse. Mais le sujet du livre, s’impatiente-t-on, quel est-il ? D’un goû­teux et pan­ta­grué­lique pot-au-feu d’histoires, extra­yons la “sub­stan­ti­fique moelle” et disons que tout com­mence (ou presque) par l’évocation de l’arrivée clan­des­tine de la nar­ra­trice à Paris, para­dis des arts et des lettres et ville où elle se sent pré­des­ti­née à trou­ver “le lieu et la for­mule”. Pour l’accomplissement de ce rêve d’enfance — deve­nir Pari­sienne — l’étudiante qui s’est rebap­ti­sée Denise (son pré­nom fran­cisé) a fui la dic­ta­ture de Pleunk — petit pays de l’Est entre pleutre et plouc — d’où il est plus dif­fi­cile de sor­tir que “de faire entrer une armée dans Troie sans qu’on s’en aperçoive”.

Avant cette fuite, elle a étu­dié un peu l’histoire de l’art, s’est essayée à la pein­ture et a connu en tant que poète une gloire éphé­mère d’enfant pro­dige. Mais après l’interdiction de ses poèmes, taxés de moder­nisme, puis la mort acci­den­telle de son fiancé, Denise n’a plus écrit, et n’a plus vécu que pour la nuit où elle quit­te­rait la chry­sa­lide d’un pays natal de pure forme pour renaître papillon dans sa patrie de cœur, la seule légi­time, même si elle devait pour cela s’éloigner de plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres des êtres chers.
Au seuil du livre, on lit l’avertissement sui­vant : Bien qu’il soit ins­piré de l’inexistence de son auteur, ce roman n’est guère auto­bio­gra­phique. Nous revien­drons sur le mot d’ inexis­tence, mot-clé de l’entreprise avec ceux de double et d’exotisme. La nar­ra­trice inverse plus loin les termes de l’énoncé : Ce n’est pas que ce roman fut tiré tout entier de la réa­lité mais il prend ses appuis (de mille-pattes) en elle… dit-elle joli­ment. Ailleurs encore, comme en écho au men­tir vrai d’Aragon ou au men­songe qui dit la vérité de Coc­teau, elle tente de convaincre son ami Lao que “la fic­tion est plus vraie qu’un rap­port”, tant il est vrai que “rela­ter sa vie revient à la réduire et l’abîmer alors que la réin­ven­ter est se rap­pro­cher de sa réa­lité”. Elle consacre une longue digres­sion aux Fourches Cau­dines de l’autobiographisme et à ce que racon­ter sa vie sup­pose d’écueils et de tour­billons, entre un Cha­rybde de com­plai­sance et un Scylla de nar­cis­sisme.
 
On peut sup­po­ser que la roman­cière - qui a déjà à son actif des poèmes, des nou­velles, des écrits de cinéma et deux romans très dif­fé­rents de celui-ci - n’était guère plus ten­tée que sa nar­ra­trice d’écrire une fic­tion auto­bio­gra­phique et que, pre­nant la balle au bond de sug­ges­tions ami­cales, elle a relevé le défi à sa façon, entraî­nant sa bio­gra­phie à la fête foraine et lui fai­sant essayer tous les manèges, toutes les attrac­tions, du laby­rinthe des glaces aux autos tam­pon­neuses, et du grand huit au train fan­tôme, en pas­sant par le palais du rire, la rou­lotte des monstres, les miroirs défor­mants et — last but not least — les mon­tagnes russes du Diable. Car le Diable et son train par­courent à la lettre La Tra­ver­sée des Alpes, tout comme y res­sus­citent le plus natu­rel­le­ment du monde un grand roman­cier russe et un grand cinéaste fran­çais pour s’entretenir fami­liè­re­ment avec l’héroïne d’un point de lit­té­ra­ture ou d’un futur tour­nage. Et si l’on ajoute dans le chau­dron une pin­cée de doubles de la nar­ra­trice (elle-même alter ego d’une vieille actrice), et un sor­cier qui n’apparaît qu’à elle et qu’elle sur­nomme “l’ensorceleur” (non sans rap­port avec un per­son­nage d’un pré­cé­dent roman de l’auteure), nul doute que l’on ne tienne là une auto­bio­gra­phie plus que vrai­sem­blable ! Sérieu­se­ment non, on ne roule pas ici en “auto­fic­tion”, plu­tôt dans une “fabu­la­tion fan­tas­tique de soi” au bio-carburant !

Mais si l’on ne subo­do­rait là qu’un jeu gra­tuit, on se trom­pe­rait, car ce livre porte aussi témoi­gnage de l’époque, comme tout grand livre, tout en étant une ode intem­po­relle à l’humour et à la liberté, au genre humain et à la lit­té­ra­ture, à la vie et à l’amitié, à Paris et au cinéma, au refus de toutes les mises au pas et de tous les décer­ve­lages tou­jours en embus­cade. 
On veut bien vous croire, m’interpelle-t-on, mais vous n’avez tou­jours rien dit du sujet, si ce n’est qu’une jeune fille a fui la dic­ta­ture de Pleunk pour se retrou­ver clan­des­tine à Paris, ville élue entre toutes, qu’elle s’est rebap­ti­sée Denise et que c’est elle la nar­ra­trice. On aime­rait bien en savoir plus. Que se passe-t-il ensuite ? Eh bien, disons que nous sui­vons pas à pas, au fil des pages, l’hannibalesque “tra­ver­sée des Alpes” de l’héroïne jusqu’aux monts suc­ces­sifs de l’existence légale et de la légi­ti­mité lit­té­raire — véri­table quête du Graal.
 
Quand nous avons dit plus haut que tout com­men­çait par l’arrivée de Denise à Paris ou presque, c’est que cet épi­sode naît de la double asso­cia­tion d’idées d’un pro­logue et d’un flash-back. Le pro­logue évoque l’entrevue où Pou­ch­kine fit cadeau à Gogol du sujet des Âmortes, l’adjurant en ces termes :
Vous êtes fra­gile, votre exis­tence est dure. On ignore si demain vous serez tou­jours vivant et en pleine pos­ses­sion de votre esprit. Il est grand temps d’écrire un grand roman : un recueil de nou­velles, ce n’est pas assez pour vous garan­tir l’immortalité.“
La liberté de l’auteure — dou­blée d’un jeu de tri­vial pour­suit avec le lec­teur — veut que le nom de Pou­ch­kine ne soit pas pro­noncé, pas plus que ne le seront plus tard ceux de Rush­die, Pérec ou Butor, et que seul affleure le pré­nom de Gogol, confé­rant aux visites d’outre-tombe du roman­cier un cli­mat fami­lier et presque affec­tueux. Par le biais de l’obsession du Diable du génial Nico­las, on passe du XIXe au XXe siècle avec l’évocation de la pas­sion enfan­tine de Denise pour Satan dès qu’elle l’eut entendu sif­fler à l’opéra. Et le fil rouge de Luci­fer boucle la boucle en nous cata­pul­tant au jour de l’arrivée de Denise à Paris, jour où l’imam Kho­meiny lance sa condam­na­tion à mort de l’auteur des Ver­sets sata­niques. Pour­quoi ce pro­logue ? Parce qu’en plus d’inscrire le livre dans la tra­di­tion d’une lit­té­ra­ture “dia­bo­liste” qui va de Cazotte à Rush­die, il y pro­page mille ondes concen­triques comme une pierre dans l’eau, y sus­cite mille har­mo­niques, y pro­voque au loin une asso­nance plus qu’un écho, et donne au roman le “la” poé­tique idéal.
 
La nar­ra­trice sur­vit de mille petits bou­lots (ser­veuse, répé­ti­trice, modiste, copiste de mémoires, “Ange Gar­dienne” d’enfants, de chats ou de vieilles per­sonnes, secré­taire d’une ancienne “gloire du muet”) en même temps qu’elle est sai­sie de nou­veau par le vice impuni de l’écriture. Elle se fait rapi­de­ment des amies dont l’une, Michèle, mène une thèse sur Gogol et admire tel­le­ment les romans de Denise qu’elle la met au défi d’en écrire un de huit cents pages (on revient aux chefs-d’œuvre des Com­pa­gnons), his­toire de véri­fier une théo­rie sur l’évaluation des écri­vains, de se mesu­rer aux monstres tuté­laires et de se prou­ver à elle-même qu’elle aurait le cul assez gros pour le pondre comme Tol­stoï son Guerre et paix. Mais sous cette plai­san­te­rie qui n’est que pudeur dégui­sée se cache une foi conta­gieuse de rêveuse de cathé­drale.
 
Et l’on com­prend peu à peu que c’est le chan­tier de ce “Gros Œuvre” que nous visi­tons, une sorte de work in pro­gress où la nar­ra­trice fait digres­sions sur digres­sions, tisse avec nous une conni­vence, nous convie à l’accouchement de son roman-film sur la table de mon­tage, accé­lé­rant, stop­pant, rem­bo­bi­nant, répé­tant un motif ou anti­ci­pant, insé­rant là une giclée de rêve, ici une embar­dée de pur fan­tas­tique. Ce n’est pas un hasard si l’un des personnages-clés du livre est un cinéaste, peu ou prou ins­piré de Jean-Pierre Mel­ville sur lequel l’auteure a écrit un remar­quable essai. Personnage-clé non parce qu’il pro­voque l’épisode le plus drôle et le plus extra­va­gant du roman — un tour­nage post mor­tem sur un toit de Paris — mais parce qu’il induit autour de lui une constel­la­tion d’autres per­son­nages — la mon­teuse Jac­que­line, l’acteur Michel Dar­bois, la direc­trice de salle Noé­mie — et qu’une scène de son film mythique Les Sen­tiers de la Nuit, où un résis­tant aide des Juifs à pas­ser en Suisse, se super­pose à celle, sty­li­sée jusqu’à l’archétype, du pas­sage de la Fron­tière de la narratrice. 

—–

Car Denise est volon­tai­re­ment brève et sibyl­line sur sa fuite de Pleunk, et ne l’évoque que par le biais d’un rêve, ou d’un conte à faire peur qu’elle réin­vente à mesure que des enfants l’y poussent. Elle rejette l’uniforme d’exilée, de vic­time, de trans­fuge exo­tique que beau­coup aime­raient lui voir por­ter. Le côté exo­tique qu’on me trouve finit par me taper sur les nerfs, confie-elle. Elle décline l’invitation d’une revue à par­ti­ci­per à un dos­sier sur les écri­vains en exil, décla­rant au direc­teur médusé : Si j’étais à Pleunk, je serais en exil ; à Paris, je suis chez moi. Plus tard, à un essayiste qui se com­plaît dans son attrait pour “les étran­gers” et pour ceux “qui ont fui leur pays”, elle lance : Fuir, ça revient géné­ra­le­ment à véri­fier ce qu’on peut tirer de ses moyens per­son­nels d’animal humain. Je ne vois aucun roman­tisme dans tout cela cela, qui est sor­dide et pitoyable. Aux orpailleurs d’exotisme, elle oppose l’invention de nou­velles iden­ti­tés, ce qui nous vaut une scène irré­sis­tible où elle passe pour Liba­naise en se fai­sant soi­gner une dent par un den­tiste infa­tué de son flair. Mal­gré tout, la nar­ra­trice n’est pas sans se deman­der s’il ne lui man­que­rait pas une cer­taine capa­cité men­tale à per­ce­voir le dif­fé­rent comme étran­ger, car elle ne trouve pas exo­tiques ses amis, d’où qu’ils soient ori­gi­naires. 
 
Para­doxa­le­ment, tout le livre — forme et fond — est une ode à la diver­sité. Ce qui exas­père Denise, ce sont sans doute les Proxé­nètes de la Sen­sa­tion du Divers, comme les appe­lait Sega­len, lui qui défen­dait le mys­té­rieux, qui est l’approche fris­son­nante, l’odeur inouïe du Divers. Il remar­quait, dès 1917 :
Le Divers décroît. Là est le grand dan­ger ter­restre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lut­ter, se battre, — mou­rir peut-être avec beauté. Les poètes, les vision­naires mènent tou­jours ce com­bat.
Car que fait la dic­ta­ture de Pleunk (comme toutes les dic­ta­tures), sinon nive­ler, réduire, uni­for­mi­ser ? Que veulent “les Gris” du roman sinon tout inféo­der à leur cou­leur et nier tous les ailleurs ? Et quand la nar­ra­trice évoque l’ailleurs qui garde en nous l’espace du recul, qui per­met de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, de conce­voir la rela­ti­vité des cer­ti­tudes, et de dou­ter qu’on ait le droit de déci­der du sort d’autrui, nous sen­tons tout le prix qu’elle accorde à cette notion.
 
Encore faut-il, une fois chu dans cet ailleurs, pou­voir prou­ver qu’on existe et jus­ti­fier sa pré­sence, ne pas être assi­milé à sa seule pro­ve­nance, ren­voyé à son seul passé. Comme le dit Moussa à Denise, dans une Faculté où de futurs juristes aident des sans-papiers après les cours : “Le péché ori­gi­nel, c’est sim­ple­ment avoir des ori­gines. Parce qu’il se trou­vera tou­jours quelqu’un pour t’emmerder avec tes ori­gines.” Ce sont ces clan­des­tins, ces “inexis­tants”, qu’a fait magni­fi­que­ment exis­ter Ariane Mnou­ch­kine dans Le Der­nier Cara­van­sé­rail — spec­tacle et film — où il s’agit aussi de tra­ver­sées et de fron­tières, mais sur­tout d’émigrés dans les camps de tran­sit, qui sont lieux d’“inexistence”. Aussi for­mel­le­ment riche et inven­tive, La Tra­ver­sée des Alpes dif­fère dans son objet et sa tona­lité. Si l’on y croise des “inexis­tants”, et d’autres qui ne le sont plus — ou le sont dif­fé­rem­ment, comme Lao ou l’inoubliable Toni­cek — la nar­ra­trice y refuse le sta­tut d’exilée. Elle y conte, non une odys­sée aux cou­leurs de cau­che­mar, mais la lente concré­ti­sa­tion d’un rêve. Car même si l’exaspère la manie qu’ont les gens d’assimiler sa vie à un conte et si elle a peu de goût pour ce genre lit­té­raire, elle se révèle para­doxa­le­ment une conteuse hors pair, et le choix du pré­nom de Shé­héra pour l’un des per­son­nages semble un clin d’œil aux Mille et une Nuits.
 
Pour Denise, moderne Shé­hé­ra­zade que la mort frôle plu­sieurs fois — notam­ment après un échange avec le Diable dans son propre train — racon­ter des his­toires est aussi une ques­tion de sur­vie. Mais ses par­ties de solo ne mono­po­lisent pas la par­ti­tion. Sa quête de l’existence légale et du Graal lit­té­raire n’est que la trame, la colonne ver­té­brale du livre. C’est ce qui relie entre elles une mul­ti­tude d’histoires, elles-mêmes viviers d’une infi­nité de per­son­nages, et dont l’emboîtement de pou­pées russes évoque Le Manus­crit trouvé à Sara­gosse. Il s’y déploie une éton­nante géné­ro­sité. Hors la vir­tuo­sité de l’agencement, c’est dans le relief et la beauté des per­son­nages que réside l’autre force du livre.
 
Comment oublier Flo­rence, la tru­cu­lente grand-mère de la nar­ra­trice, dite tan­tôt la Grande Ourse et tan­tôt la Sau­vage, qui ne vole pas les fleurs dans les jar­dins publics, mais les “pique” pour les “repi­quer” — ce qui change tout -, et qui, si peu culti­vée qu’elle soit, emmène sa petite-fille à l’opéra décou­vrir les chefs-d’œuvre du réper­toire ? Com­ment oublier Minou, l’admirable mère com­plice, ou Dédé, le grand-père qui n’aime rien tant que contre­dire et pour lequel Denise invente le terme de “noi­sillon” ? Com­ment oublier l’émouvant Toni­cek, ex-pianiste de jazz qui a épousé à Prague une belle actrice dépres­sive (qui a plus d’un trait com­mun avec Romy Schnei­der), puis l’a sui­vie à Berlin-Ouest avant d’être aban­donné par elle et de se retrou­ver à Paris, accor­déo­niste dans le métro, coiffé d’un feutre à la Bruant et inépui­sa­ble­ment cour­tois ? Com­ment oublier les amies de Denise, plus atta­chantes les unes que les autres, de Gaëlle à Michèle, en pas­sant par Shé­héra, Claire, Gina, Syl­via et Noé­mie ? Leur propre his­toire et celle de l’héroïne s’entremêlent, s’entrecroisent, s’entretissent en un savou­reux feuilleté de feuille­tons.
 
Il fau­drait citer encore Filip, le plus grand poète offi­cieux de Pleunk, Adrienne Gil­bert, ancienne gloire du muet, Richard S. Came­ron, l’inénarrable admi­ra­teur, Reine et Guina, les sublimes sopra­nos, l’attachant Jacques Camp (sorti d’un pré­cé­dent roman de l’auteure et évo­quant Joe Das­sin), le sym­pa­thique acteur Michel Dar­bois, objet à son insu d’une légende de la “bohême pleun­koise”, l’octogénaire Pau­line qui prend le café avec le Loup, le Renard et la Belette, Dima Ger­bier, la doc­to­resse qui jure qu’il ne faut jurer de rien (et qui porte le nom d’un per­son­nage de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Mel­ville), Sidi Bra­him, le limo­na­dier du Café de l’Arrivée, ou encore le Vieux Cri­tique ano­nyme qui a connu les sur­réa­listes, Luc, le lec­teur de manus­crits qui pré­co­nise le roman court, Max, l’architecte offi­ciel de Pleunk, Born, le sinistre retran­ché pseudo-mémorialiste, Made­moi­selle Astu­gue­vieille et son bureau d’Anges Gar­diens, le gia­co­met­tesque élève Buf­fon, Chris­tian et son Club du Conte, et la liste n’est pas close…
 
Mais d’autres épices par­fument ce bour­gui­gnon. Outre les appa­ri­tions du Diable et des défunts déjà cités, la mari­nade com­porte des rêves (dont celui, déso­pi­lant, de la nar­ra­trice reve­nue d’outre-tombe et confron­tée à la pose de sa plaque com­mé­mo­ra­tive), des théo­ries (celles de “l’anachronisme”, de “la bonne dis­tance”, de “la non-existence de Pleunk”, du “gros roman” ou du “Prin­cipe de las­si­tude”), des lettres (de Denise à Minou et de Richard S. Came­ron à Adrienne Gil­bert), des expres­sions inven­tées (comme “avoir lourd” ou “être serte”), des inter­mèdes “car­rol­liens” (comme celui du “chat de l’aiguille”) et, en cadeau aux lec­trices, une liste à décou­per des régles de l’art de ne pas se faire agres­ser dans le métro. À cela s’ajoutent de très jolies trou­vailles, comme celle qui fait répondre à la petite Denise quand on lui demande quel métier fait son père : “Il est ono­mas­tique”, ou qui lui fait dire, quand on l’interroge sur sa rai­son de fixer lon­gue­ment des mai­sons pro­mises à la démo­li­tion : “Je conserve des bâti­ments”. Il est vrai qu’une gamine qui veut se marier plus tard avec un chat aux yeux bleus est for­cé­ment “givrée”, comme dirait la Grande Ourse.
 
Un der­nier aspect de ce livre est la pos­si­bi­lité de le lire comme une réca­pi­tu­la­tion ludique et sub­li­mi­nale de l’histoire du roman moderne, et un état des lieux du genre tel qu’il s’interroge aujourd’hui. N’y voyez rien de cuistre, mal­gré notre for­mu­la­tion “colloque-de-cerisiesque” ! Le roman a d’ailleurs des pages très drôles sur la vanité des thèses uni­ver­si­taires et la farce par­fois ubuesque de leur sou­te­nance. Mais expliquons-nous. Reve­nons au mot-clé du titre, le mot “tra­ver­sée”, qui miroite de plu­sieurs sens pos­sibles : il est tour à tour tra­ver­sée de fron­tière, tra­ver­sée sociale, tra­ver­sée de Paris, tra­ver­sée d’obstacles, tra­ver­sée du miroir ; mais pour la des­ti­née d’écrivain qui nous est contée, il est aussi tra­ver­sée de la lit­té­ra­ture comme pay­sage ini­tia­tique.
 
Au com­men­ce­ment se trouvent les contes, enfance de toute lit­té­ra­ture. Ce sont d’abord ceux de la Grande Ourse, plus sou­cieuse d’éducation que por­tée au mer­veilleux. Quand la petite Denise prend trop la fable au pied de la lettre, la grand-mère lui lance : “Les contes, c’est des conne­ries ! Si ça res­sem­blait aux contes, la vie vraie, il y aurait peut-être un Dieu par tête de la popu­la­tion, mais je peux te dire qu’au train où va le monde, ça fait un bail qu’il n’y en a plus aucun !” Et la fillette d’imaginer un train bondé où figure le Diable mais un Diable sans l’attrait de Méphis­to­phé­lès qu’elle décou­vrira dans Faust. Elle retrou­vera le même train plus tard, si ce n’est que Satan et elle en res­te­ront les seuls pas­sa­gers. Les contes de la Sau­vage sont relayés ensuite par ceux de Denise, impro­vi­sés pour deux petits Pari­siens dont elle a la garde. Puis arrive le Club du Conte, où des adultes pra­tiquent plus la psy­cha­na­lyse des contes de fées qu’ils ne fument l’opium du mer­veilleux.
 
Mais à l’âge des contes, déjà, avant même de savoir lire, la nar­ra­trice rime ou fabule à voix basse. Dès l’alphabet connu, elle couche sur le papier ses impro­vi­sa­tions. La pas­sion pour Méphis­to­phé­lès venant, et appre­nant que Goethe est un “clas­sique”, elle dévore — comme Ève le fruit défendu — les vingt volumes de Clas­siques du Monde de sa mère, puis toute sa riche biblio­thèque, his­toire d’en savoir plus sur le Diable et de trou­ver un moyen de Le faire venir. Même quand elle se sera déprise du Malin, Denise consi­dé­rera tou­jours la lec­ture comme une autre manière de res­pi­rer. Sur­prise qu’on lui refuse un manus­crit trop gros, elle confesse sa pré­fé­rence pour les volumes épais aux lettres minus­cules, qu’on achète avec la cer­ti­tude d’en avoir pour son argent.
 
Ce sont ces vagues de lec­tures qui ont déposé sur les pages leurs coquillages de nacre, leurs bois flot­tés, leur vais­selle d’or cou­verte d’écume et de varech. L’héroïne nour­rit de cette manne sa “tra­ver­sée”, sa réflexion, la loco­mo­tive d’encre du “Gros Œuvre”. Elle cite, com­pare, dia­logue, inter­roge. Des noms viennent par­fois pour très peu, une anec­dote, une image, une plaque com­mé­mo­ra­tive. D’autres sont l’occasion de se situer, de se récon­for­ter, de par­ler du sta­tut de l’écrivain.
Au bout du compte, La Tra­ver­sée des Alpes est un bilan impres­sion­niste de l’art du roman. A cha­cun de se lais­ser tra­ver­ser, de trou­ver ses che­mins de traverse.

Phi­lippe Coutarel

* Phi­lippe Cou­ta­rel est homme de lettres, auteur de feuille­tons radio­pho­niques dif­fu­sés sur France Culture (Le Maître du navire, d’après Louis Cha­dourne, décembre 2002 ; Le grand escroc, d’après Her­man Mel­ville, 2004 ; Le For­geur de mer­veilles, d’après Fitz-James O’Brien, 2006 ; Les New-Yorkaises, d’après Edith War­ton, dif­fu­sion pré­vue en février ou mars 2007), col­la­bo­ra­teur régu­lier de la revue Ciné­mAc­tion, titu­laire d’un diplôme de mon­tage de l’Institut CREAR, il a tra­vaillé dans l’enseignement, en librai­rie et au dépar­te­ment des Estampes et de la pho­to­gra­phie de la Biblio­thèque Nationale.

 

   
 

Denitza Bant­cheva, La Tra­ver­sée des Alpes, édi­tions du Revif, mars 2006, 753 p. — 19,00 €.

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