Lucie Baratte est une artiste authentique. Elle conjugue humour, intelligence et émotion selon divers mises en espace et situations. Son œuvre pourrait se résumer par « tout pour la musique » : mais ce serait faire abstraction des langues qui, ici, la vocalisent. Pas de do amidonné ou de dièse fat. Et si bémol il y a, c’est juste pour l’organum des messes aux fausses gloires. Lucie refuse qu’on y saigne l’agneau en leurs noms. Et elle préfère le Seigneur des Anneaux à ceux qui — jouant les bons pasteurs — engraissent les bas de leur femme au nom du perroquet Lamour en tondant la laine sur le dos de leur troupeau. Rien de confit dans l’œuvre. Elle est brute en l’énonciation, radicale dans ses choix. Le suc est partout jusque dans les mises en pages. Ce sont de belles lunettes pour voir le monde et pour répondre aux myopies qui le font coller à l’happeau des maquilleurs de l’art.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le petit-déjeuner. C’est l’un de mes grands plaisirs dans la vie et il est chaque jour renouvelé ou réinventé.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Ils se sont fait une place de choix dans mon cœur et j’en ai réalisé plusieurs… Je les entends souvent susurrer à mon oreille. Je les ai laissés grandir et depuis ils sont devenus les racines de ma vie.
A quoi avez-vous renoncé ?
Au don d’ubiquité. Pourtant très pratique pour vivre plusieurs vies à la fois dans le monde réel. Aujourd’hui, il n’y a que dans les livres et dans mes œuvres que je suis les multiples chemins simultanés.
D’où venez-vous ?
De la bourgeoisie picarde. Une classe sociale un peu étouffante dans une zone du monde pas franchement excitante. Mais mon âme est toute droite sortie des étoiles comme toutes les autres !
Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’inquiétude, la peur de la mort et le vert de mes yeux.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Rire des petites facéties de la vie.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes et écrivains ?
L’hybridation. Je suis une écrivaine-graphiste-artiste-conceptrice parfois aussi écrivaine-graphiste-artiste-conceptrice-photographe-illustratrice. Je suis poussée par le désir de créer une expérience globale : je me sers des mots comme du choix du papier pour raconter une histoire. À travers le pouvoir de la connotation, je cherche une expression pure du sensible.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
C’est enfouit très loin dans ma mémoire… Je vois le dessin d’un « Goofy » de Disney sur un sac de sport, des ptits chats dans un livre pour enfant tout en carton, la pochette de l’album de Captain Beefheart, « Trout Mask Replica », avec ses couleurs saturées et sa tête de truite et celle de Chantal Goya avec un Snoopy aussi grand qu’elle, il y avait aussi les icônes de communion, et des gouaches de la Baie de Somme, un immense dessin au feutre de mon cousin où nous étions tous sur un bateau, le pont japonais de Monet et une illustration de sa maison dans un livre d’enfant, les étranges représentations des contes de Perrault par Adrienne Ségur, Picsou nageant dans les pièces d’or dans le journal de Mickey, les photos de gens morts, et ceux d’animaux exotiques mangeant du pamplemousse… Mon cerveau est un aspirateur à images depuis aussi loin que j’ai des souvenirs !
Et votre première lecture ?
L’intégrale de la Comtesse de Ségur. Ma trilogie préférée : « Les Malheurs de Sophie », « Les Petites Filles Modèles » et « Les Grandes Vacances ». Mon one-shot préféré : « Après la pluie le beau temps ». La Comtesse de Ségur fut ma 1ere passion littéraire, j’avais 7–8 ans. Je rêvais tout à la fois d’être à sa place et à celle de ses personnages. Je voulais être l’écrivaine et l’héroïne. J’étais très perturbée parce que les autres enfants se moquaient de moi à l’école : j’étais très première de classe, dans les faits et dans l’attitude, et la Comtesse avait réputation d’être une lecture bien sage. Ça ne m’a empêchée d’écrire ma première histoire en me mettant en scène avec mes copines : je me réveillais un matin de la taille d’un dé à coudre et le chat voulait me manger. Je lisais beaucoup et les contes littéraires français (notamment Serpentin-Vert et L’Oiseau Bleu de Mme d’Aulnoy) ont aussi beaucoup marqué l’imaginaire de l’enfant que j’étais.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Celles qui nous révèlent à nous-mêmes. Dans mon cas, ce sont beaucoup de chanteuses et de musiciennes de rock, de folk, de blues, de country, de pop, beaucoup d’anglo-saxonnes : Janis Joplin (bien sûr), Patti Smith, Le Tigre, Siouxsie Sioux, Tori Amos, Suzanne Vega, Mama Cass, Foxy Brown, Peaches, Lana Del Rey, Joss Stone, Joni Mitchell, Kristeen Young… Et j’en écoute beaucoup : en nombre et en quantité journalière ! La musique est ma première source d’inspiration, elle est dans mon cœur avant les images et les mots.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
“Songs of Innocence and of Experience” de William Blake. Ses vers sont, pour moi, comme des formules magiques que j’invoque à voix basse et que je répète pour en percer le mystère. « Tyger Tyger burning bright, / In the forests of the night / What immortal hand or eye / Dare frame thy fearful symmetry ? »
Quel film vous fait pleurer ?
« Le Seigneur des Anneaux » (en version longue et originale, je ne pleure qu’en anglais). À tous les coups ça le fait, ça commence avec « La Communauté de l’Anneau » quand Gandalf tombe dans le précipice, et ça continue avec « Les Deux Tours » et « Le Retour du Roi » quand Frodon et Sam sont allongés sur la roche brûlante avec de la lave qui gicle et qui coule tout autour, jusqu’à ce que Frodon leur lance son ptit sourire de lapin sur le bateau et que Sam rentre chez lui avec un soupir. Et c’est presque la même chose avec le livre… À chaque fois, mon cœur est brisé de voir les personnages s’en aller et l’histoire se terminer. (Désolée pour les spoilers mais si à ce stade le lecteur n’a pas encore vu le film, voire lu le livre, il s’expose à une déconvenue culturelle récurrente…)
Quelle saga ! Quelle histoire merveilleuse que celle que Tolkien a créée et partagée avec nous ! De celles dont ses personnages sont pétris eux-mêmes dans l’enfance. On y trouve tant de niveaux de lectures qui s’entremêlent avec complexité et une apparente facilité !
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une version de moi-même, captée comme un papillon prêt à s’envoler, et qui sera déjà transformée au prochain regard.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je ne retrouve pas d’exemples… Je finis toujours par oser même si ça prend du temps.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les cités imaginaires, celles que l’on visite en rêve et qui parfois nous possèdent.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Ceux qui créent sans cesse, par nécessité et par désir. Ceux qui sont à côté, qui résistent à la normalité, les étranges, les curieux, les “multipotentialistes”, les oubliés. Ceux avec qui je partage la liberté profonde et la recherche de sens. Souvent des femmes comme Janis Joplin, Tori Amos, Jane Austen ou Anaïs Nin…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un message vocal de Janis Joplin qui dirait : « Have fun and rock on ! I’ll stand by you, but it’s a lonnnnnnng time before we meet again ! » Janis n’a jamais parlé français : tout juste « Bonjour » et « Merci » !
Que défendez-vous ?
La liberté d’être soi.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
De la pitié pour ce pauvre Lacan qui n’a vraisemblablement pas connu l’Amour et voudrait nous faire croire le contraire. Le coquin !
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Que cet homme a décidément beaucoup d’humour…
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Qui habite dans votre cœur ?
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com le 1er février 2017.