« Lèvres entrouvertes, peau blessée, tresses soyeuses », Sorrowful Songs s’avance : « le poète s’adresse à sa femme. Ou d’autres passages réunis au fil des jours « Bribes de mondes égrenés qui explosent nus entre ses doigts. SD. ». Je ne sais plus à dire vrai ». D’où le trouble : « Chaque ligne trahit l’inscription de celui qui avait su lui dire « tu » ». Mais c’est ce « tu » qui parle. L’injonction est dictée par son regard, ses paroles aux confins d’une tessiture envoûtante et une suite d’ondulations — d’accidents en accidents — en un monologue intérieur où la réalité frôle des abîmes.
Restent l’ombre et son éclat, un chuchotement sourd. Tout le texte semble « en repons » entre l’indicible et le face à face de deux corps qui ne se répondent plus. Mais tout demeure intense : les idées s’écrasent ; elles font place aux sensations qui remontent là où la musique même semble sortir du verbe.
Il y a là plus d’ « âme » que de corps : « la mémoire est en batteur-mixeur et l’oubli en battement de cœur » dans ce qui permet une densité diaphane. Le poème sort de la limite du logos. Le paysage humain ne dépend plus de ce dernier. Demeurent les flaques de sensations par injonction d’instants à la fois « grumeaux et volumes ». Si la grammaire agit dessus, elle est sinon battue du moins réduite afin que les émotions redoublent de vie au moment où le temps les décolore par son usure. Si bien qu’elles s’agitent encore nourries du désordre interne des sens, des fibrillations d’un désir qui refuse de s’éteindre. Il se peut qu’il galope encore avec lenteur autour de la grande corolle et son rubis.
Se coud la bouche — l’endroit à l’envers — comme une chemise qu’on repasse jusqu’à à ses poches secrètes. Cela a un nom : poésie.
jean-paul gavard-perret
Déborah Heissler, Sorrowful Songs, Dessins de Peter Maslow, Aencrages & Co. 2016, 64 p. — 18,00 €.