Ce deuxième livre d’Anna Starobinets paru aux Éditions Mirobole après Je suis la reine (déjà recensé ici), nous permet de découvrir l’étendue du talent de cette auteure : après les nouvelles horrifiques, un roman dystopique sur fond de réalité virtuelle. Un point commun néanmoins, Anna Starobinets porte sur ce futur le même regard incisif et sans concessions qu’elle posait sur le présent – certes quelque peu perturbé mais présent néanmoins – dans son recueil de nouvelles.
Le Vivant nous emmène dans un monde qui a survécu à une catastrophe (la « Grande Compression ») et se trouve désormais régi par des règles strictes : le nombre de vivants est immuable – trois milliards – et tous les êtres sont connectés en permanence et de façon obligatoire au « socio », sorte de Facebook dont le champ d’application concernerait toutes les sphères de la vie : relations sociales, sexuelles, informations, loisirs… Dans cet univers, « la mort n’existe pas », d’ailleurs le mot lui-même et ses dérivés sont bannis du langage. À soixante ans maximum, on fait une « pause » suivie d’une réincarnation immédiate – chaque individu dispose d’un « incode » (un code d’incarnation) – dans un être conçu lors des « festivals d’aide à la nature », autrement dit une période de fornication obligatoire à laquelle les êtres en âge de procréer doivent se soumettre par civisme. Dans ce cadre surgit un « monstre », un homme dépourvu d’incode, soit le trois milliard unième vivant. Son existence en soi est problématique, car elle semble suggérer une défaillance d’un système théoriquement infaillible. Le Vivant nous raconte le parcours de ce Zéro, entre méfiance, rejet et tentatives d’assimilation…
Bien évidemment, Anna Starobinets a utilisé le genre de la dystopie pour parler de notre monde, de plus en plus contaminé et régi par le virtuel. Sous couvert d’un récit assez fluide qui tient le lecteur en haleine, elle parvient à en pointer les travers de manière à la fois subtile et efficace. La narration très variée (échanges de mails, tchats, rapports d’interrogatoires, extraits de scénarios, comptes-rendus scientifiques) ménage de nombreux retournements de situation qui mettent en évidence les illusions sur lesquelles repose cette civilisation faite en réalité de pseudos et de masques, renvoyant à des contenus qui n’engagent que ceux qui y croient. On ne sait en fait jamais à qui l’on a affaire exactement. Et Zéro, le personnage principal, qui est le seul à ne pas être connecté au socio, est aussi le seul à accorder foi à ce qu’il a sous les yeux.
Cela dit, l’auteure ne tombe pas dans l’écueil qui aurait consister à faire de Zéro un chevalier blanc en guerre contre un système tyrannique. Et ce choix confère à son roman une profondeur d’autant plus grande. L’unique obsession de Zéro, c’est au fond d’intégrer ce système qui l’exclut. Les dommages qu’entraîne son existence sont moins de son fait que de celui d’une volonté qui le dépasse. Le message d’Anna Starobinets est donc suprêmement pessimiste car les échappatoires à la contamination de ce monde virtuel semblent bien rares. Par voie de conséquence, elle incite le lecteur à jouir de la réalité concrète tant qu’elle existe encore, notamment en profitant d’un bon livre lorsqu’on a la chance d’en dénicher un. Et Le Vivant fait indéniablement partie de cette catégorie.
agathe de lastyns
Anna Starobinets, Le Vivant, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole, mai 2015, 475 p – 22,00 €