La nouvelle reine de l’angoisse
Si les amateurs de nouvelles fantastiques ne connaissent pas encore Anna Starobinets, ce devrait être bientôt chose faite, grâce aux toutes jeunes éditions Mirobole, qui ont eu la bonne idée de faire traduire – et de belle manière – cette auteure russe en français. Précisons que Je suis la reine a déjà reçu un bel accueil en son pays, où il a notamment été présélectionné pour le prestigieux Prix du Best-Seller national.
Les récits réunis dans ce livre mettent en scène des personnages a priori sans intérêt particulier, mais pris à un moment de leur vie particulier. Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil et qui est aussi la plus longue, Je suis la reine, un garçonnet, Maxime, devient soudain – et de façon incompréhensible pour sa mère Marina, récemment divorcée et peu disponible, et sa sœur jumelle Vika – une sorte de monstre indifférent à tout et dévorant sucreries en tous genres. C’est que son corps a été envahi par une colonie de fourmis dont la reine lui dicte sa conduite au creux de l’oreille.
Histoire fantastique ou récit d’une plongée dans la folie ordinaire ? C’est le fil rouge qui tisse la toile de ce livre. Comme dans La Famille, où Dima ne comprend pas comment il passe de dresseur de chien dans une petite ville, farouchement opposé au mariage, à chauffeur de taxi marié et affublé d’un beau-père invalide. Est-il devenu fou ? Est-il victime d’escrocs fort bien renseignés ? Dima ne le saura jamais, et le lecteur non plus, car Anna Starobinets se délecte de nous laisser dans l’incertitude. Et d’ailleurs peu importe, point de frustration quand la lecture est aussi terrifiante que jouissive.
Le talent de l’auteure réside aussi dans sa capacité à changer radicalement de style, de ton, et de tactique. Ainsi, dans L’Agent, un autre monsieur tout-le-monde, pire encore, un homme qui n’est « personne », écrit pour une mystérieuse agence des scénarios de vie pour clients fortunés. Mais est-il vraiment ce qu’il dit (la narration est à la première personne, ce qui donne encore plus de force à son récit) ? Un machiavélique imposteur ? Ou simplement un tueur fou ? Ne comptez pas sur moi pour le révéler ici, mais vous éprouverez l’envie de relire le texte à l’aune de son dénouement. Dans J’attends, la nouvelle la plus courte du recueil, le narrateur est officiellement déclaré fou et enfermé dans une institution. Il faut dire qu’il s’est pris d’amitié, d’amour même, pour une casserole de moisissure… Loin d’être ridicule, comme un tel résumé pourrait le laisser supposer, l’histoire est au contraire l’une des plus émouvantes du livre, mêlant habilement, comme souvent chez Starobinets, pathétique et drolatique. C’est aussi le cas dans L’Éternité selon Yacha. Le pauvre Yacha se voit déclarer mort de son vivant, sous prétexte que son cœur ne bat plus. Terriblement angoissant et extrêmement drôle, l’absurdité de la situation le dispute à la pitié que l’on ne peut qu’éprouver pour le personnage. Pitié que nous inspire aussi le petit Sacha – dans Les Règles –, à qui une voix toute puissante dicte sa conduite : « Quatre petits pas, enjamber une crevasse, repartir du pied droit, encore quatre pas […] et repartir du pied gauche ». Le texte est mordant, aussi implacable que ces fameuses règles d’un jeu plus que dangereux, et la fin saisissante.
La « banalité du mal », ici, prend diverses formes, on l’aura compris, et Anna Starobinets nous livre un florilège d’histoires et de personnages tour à tour angoissants, inquiétants, comiques, répugnants, ridicules, normaux et anormaux à la fois, solitaires, féroces et poignants. Mais malgré tous les défauts dont leur auteure les tare, les personnages jouissent d’un traitement si fin, jamais complaisant, parfois cruel mais toujours juste, qu’ils accrochent le lecteur pour ne plus le lâcher jusqu’à la fin.
Mention spéciale à la couverture, très réussie aussi.
agathe de lastyns
Anna Starobinets, Je suis la reine, traduit du russe par Raphaëlle Pache, coll. Horizon pourpre, Mirobole, mars 2013, 211 p. — 19,00 €