Luis Benitez est un poète encore méconnu en francophonie. Il appartient à la génération de poètes argentins qui s’éloigne de l’influence de Pablo Neruda et de Cesar Vallejo pour s’ouvrir à une poésie moins typiquement sud-américaine. Elle lorgne vers une écriture anglo-américaine imprégnée de politique et de philosophie, à travers toutefois le traitement poétique des « affaires courantes ». Chaque poème entre en souffrance : il n’est sauvé que par la présence de la femme dont « le tact est unique, nu sous les draps ». Mais cette femme garde en mémoire « la torture qui continue des mois », en Argentine comme ailleurs. Elle donne au monde et au poète des illuminations néanmoins intempestives tant l’horreur règne en maître en plan fixe comme en tohu-bohu.
Cette anthologie permet de comprendre pourquoi Luis Benitez s’impose comme un des auteurs majeurs capables de dire la nuit et le jour du monde, le passage du déchet à l’éclat. Dans l’immobile et la furie tout se montre par bribes. Sa poésie devient le chant le plus terrible et le plus orphique. L’Argentin rêve d’y changer le monde à coup de « sambas » où une « boîteuse » baudelairienne et sans défense entre les mains d’un ivrogne devient comme le poème qui la chante : « elle fait briller l’éthique dans l’inutile forges des images ». Elle demeure pourtant ce qui démultiplie le réel au gré de la passion, de la détresse ou de la passivité d’acteurs sans foi ni loi du monde.
L’écriture de Benitez ne cesse de s’inscrire en faux face aux disparitions afin d’empêcher que les portes de l’histoire ne se referment non seulement sur les victimes mais sur le lecteur lui-même. Le tout dans une atmosphère d’orgie terrifiante et d’amour ravagé, un immense Chaos. La légende (inventée) dans l’œuvre de l’Argentin est comme la viande dans l’argile. Elle demeure sans bouger, elle tressaille dans l’immobilité. Tout est clos et pourtant tout éclate là où la poésie s’ouvre à des problématiques existentielles et politiques et où les notions de joug et de liberté sont essentielles.
jean-paul gavard-perret
Luis Benitez, Brève anthologie poétique, choix d’Elizabeth Auster, traduction Jean Dif, Editions la Résonnance, Saint-Cloud, 2014, 111 p.
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