Méduse, Mélusine et autres Chimères de l’imminence
Directrice de la photographie et cadreuse (sur des films de Robert Kramer, Caroline Huppert, Sabine Prenczina entre autres), Elizabeth Prouvost a commencé sa carrière de photographe il y a plus de 20 ans. Le corps en est l’unique sujet. L’artiste le scénarise en solo ou en groupes dans d’étranges chorégraphies sculpturales. Il échappe aux pesanteurs physiques ou morales sans pour autant que se crée un quelconque voyeurisme. Même son Edwarda (Editions Jean-Pierre Faur) d’après Bataille trouve en sa « part maudite » une obscénité particulière dégagée du contexte de bordel où l’auteur exhibait son égérie. La photographe crée une impression de médiumnité. De manière muette le personnage fait signe, appelle dans des profondeurs autres que celle de son sexe et témoigne des émotions que l’artiste projette sur elle sans que des voies faciles de l’illusion frelatée ne soient utilisées. Elizabeth Prouvost ne glisse jamais en de telles sollicitations. Ce qui n’empêche pas la montée d’un flux de sensations que l’artiste sollicite jusque dans la préparation de ses modèles. Si bien qu’ Edwarda semble atteindre des gouffres imperceptibles que même Bataille n’avait pas soupçonnés.
Quant à Louis-Combet il s’inspire directement des scènes dramatiques et symboliques créées par la photographe à partir du “Radeau de la Méduse” de Géricault. L’auteur a retenu les cinq où selon lui l’horreur épouse le sublime pour entamer une nouvelle traversée mythique à travers cinq radeaux (de la crucifixion, de la folie, de la chair, de la dévoration et de la Première Femme – personnage toujours central chez lui). L’écriture reçoit par de telles prises des salves de la marée des sentiments duales que proposent les prises d’Elizabeth Prouvost. L’écrivain enfonce les mêmes clous que l’artiste en renforçant l’idée que les dérivants naviguent « sur une mer humaine, une immense foule de liesse, de douleur et de haine, houleuse et hurlante, hystérique et délirante ». C’est elle qui fait « voguer et tanguer à bout de bras, au-dessus de têtes, comme sur un pavois – une masse convulsive ». Toutefois, là encore, face au champ dantesque largement ouvert par l’écrivain, l’artiste répond par une vision plus resserrée et dolente où l’homme vient au monde en « gisant flottant ». S’y ressent la lutte pour soi comme contre soi en des attachements fascinants car complexes.
Paradoxe de la photographie : fixer revient ici à se défaire d’un certain état statique comme si Elizabeth Prouvost créait des relations entre ses personnages et son corps non sans une recherche d’harmonie. S’y atteint une modélisation des gouffres humains par les mises en scène et en ombres et lumières des corps. A l’inverse, face à l’abandon, la perte de repères des personnages de la photographe, Louis-Combet attend, relie, raccorde, puis redevient apte à recevoir l’indéterminé du « suspens du sinistre » cher à Mallarmé. La photographe et l’écrivain poussent donc vers l’existence sans s’occuper du but en une amplification de la toile de Géricault. Ce qui jusque là emplissait l’espace du tableau s’anime de courants qui se surajoutent à ceux de la peinture. En leurs ressacs troublants, les masses des corps comme celles du texte sont les carrefours d’un sortilège dont le conglomérat est à la fois resserré et ouvert. Tout est sous-jacent comme enclenché du dedans ou du dessous. Le temps s’immisce de partout avec l’ « impermanence » que donne la fixité paradoxale de la photographie. Elle bouge continuellement dans son rayonnement. Quant au texte, il rameute de l’espace et du temps – comptés autant l’un que l’autre.
jean-paul gavard-perret
Elizabeth Prouvost & Claude Louis-Combet, Dérives , Fata Morgana, 2014, 104 p.
merci pour cet article élogieux et juste. Pour moi une photo ne doit pas être datée, elle doit être en équilibre sur un fil entre le passé et l’avenir, elle est en perpétuelle métamorphose comme le corps lui-même.
Vous analysez parfaitement mon rapport au corps et à la condition humaine, et puis le travail que nous faisons Claude Louis-Combet et moi depuis cinq livres déjà.
C’est intéressant aussi que vous parliez de “chant dantesque”, je viens de terminer un grand travail inspiré de l’Enfer de Dante.
Le livre va sortir à la fin de cette année chez La Sétérée, jacques Clerc qui a déjà édité l’année dernière en livre d’artiste, “L’Autre Edwarda” avec un superbe texte de Claude.
Peut-être un jour nous rencontrerons nous, en attendant, je vous remercie encorede cette analyse “mélusienne“
Bien à vous
elizabeth prouvost