Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan

Pour­quoi le cinéma de Nuri Bilge Cey­lan est-il si magni­fique ? Parce qu’il ne s’y passe rien ou trois fois rien, cet endroit rési­duel où les âmes « ploient sous un moindre poids de boue » comme l’écrit Sénèque dans sa Conso­la­tion à Mar­cia.
Dans Le poi­rier sau­vage, par exemple, on est turc comme on est de nulle part. Cey­lan y atteint la forme du des­tin imper­son­nel, c’est-à-dire l’universel des condi­tions humaines. C’est si beau que, même comiques, les scènes vous serrent la gorge. C’est si humain que la sur­hu­ma­nité devient une aber­ra­tion de mous­ta­chu.
On ne com­prend plus ce qu’est une tur­que­rie et on a envie de dire « crotte » à Molière et Mozart. Si des extra­ter­restres arri­vaient d’une autre galaxie, sans pas­se­port, et qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’atterrir sur cet étron spa­tial qu’est notre pla­nète, leur ins­tal­la­tion dans une salle de cinéma pour contem­pler les films de Cey­lan ou de Zvia­guint­sev leur épar­gne­rait conco­mi­tam­ment la vue réelle des hommes et le mal du pays ; les mal­chan­ceux qui tou­che­raient terre sur une place publique, un stade ou une can­tine seraient éton­nés de voir comme tout res­semble à une sou­coupe de dame pipi, dans un cagibi, avec une ves­pa­sienne sur­mon­tée (pour faire beau vrai­sem­bla­ble­ment) d’une tinette.

Alors de quoi s’agit-il dans ce foutu ver­ger ana­to­lien ? Pre­nez un père, tur­fiste et je-m’en-foutiste, ensei­gnant perdu au milieu de ses élèves, pré­fé­rant perdre au jeu que payer son loyer, fana­tique du creu­se­ment d’un puits et de mou­tons, sies­tant sur une four­mi­lière appa­rem­ment rétifs à toute morale et toute res­pon­sa­bi­lité.
Pre­nez un étu­diant, mor­dant, écri­vain d’un pre­mier roman, farouche pré­cep­teur de l’absence de des­tin, errant d’un vil­lage glauque en dis­cus­sions avec des imams cupides, mutilé d’ironie devant ce père enfour­millé, sa mère dépres­sive et les bords de mer en forme de zone et de détri­tus : voilà l’omelette de Ceylan.

Avec quelques œufs, il fait dîner l’humanité entière. Il illustre Ber­diaev à mer­veille. Chez lui, la liberté n’est pas un droit mais une esca­lade rugueuse, fas­ci­nante de dureté. L’humano-divinité de l’homme se rat­tache à une lec­ture à la bou­gie après une cou­pure d’électricité, faute de paie­ment des fac­tures et à l’incomparable déam­bu­la­tion d’un jeune homme qui n’apprendra qu’à ses dépens que son seul lec­teur est ce sour­cier et ber­ger de père qu’il méprise à tort.
Les enfants ne savent rien de ceux qui les pro­créent sinon il n’y aurait que du déshon­neur à les salir. Quand le cinéma est de cette splen­deur, on a presque envie de pen­ser que la poé­sie est super­fé­ta­toire. Puis, on se reprend et on s’aperçoit que l’esthétisation du monde pour ne pas suc­com­ber à l’inutilité de presque tout est aussi ciné­ma­to­gra­phique que poé­tique.
Il n’y a que ces deux arts pour être dans l’illusion bien­fai­trice, le nihi­lisme posi­tif et la conso­la­tion sans pes­ti­lence. La beauté de ce film pro­cède « d’une grande mul­ti­pli­cité d’incidents » insi­gni­fiants comme le dit Racine dans sa pré­face de 1671 à 
Béré­nice, loin des « hélas de poche », loin des voi­tures de course et des femmes fardées.

Chez Cey­lan, la mer devient ce qu’elle est, les mou­tons deviennent ce que les chèvres ne sont pas ; l’écriture est presque une chance inutile. Cey­lan s’apparie à Apol­li­naire sur fond de Pas­sa­ca­glia and Fugue in C minor de Bach, cette manière splen­dide d’être à la confluence des désastres. « Il vient aussi nos ombres / Que la nuit dis­si­pera / Le soleil qui les rend sombres / Avec elle dis­pa­raî­tra ».
Je pense aux
Conso­la­tions des Anciens, de Sénèque à Boèce. Je pense à Vesoul de Brel comme une mana tahi­tienne. Ici, l’échouage n’est pas un échec. L’hiver sonne comme une gifle d’été. La tra­hi­son se trans­forme en mys­tique. Le tiercé est une façon de s’habituer à l’animosité fami­liale. On s’endort le visage plein de four­mis tels des cha­touillis de réflexion qui feraient pas­ser Hus­serl pour une bran­lante comp­tine.
C’est du cinéma homé­rique qui pénètre au plus pro­fond de l’âme quand bien même vous seriez tatoué avec des boucles de nez, l’air abruti par l’abrutissement le plus hébé­tant. C’est du cinéma baroque, à des kilo­mètres des nar­cis­sismes par­thé­no­gé­niques où le nom­bril a une forme de vulve ou de zézette atro­phiée. Avec Cey­lan, « vient un moment où le savoir acquis fait bar­rage au che­mi­ne­ment. Comme s’en déles­ter ne serait pas une mince affaire, autant se rési­gner à en por­ter la charge, quoiqu’il ne soit plus d’aucun secours ».

Si je devais m’exiler sur une île déserte à l’instar de Sénèque, j’emmènerais dans mon sac l’œuvre de Cey­lan, la colonne Tra­jane, les poèmes d’Apollinaire et de Pou­ch­kine, le jour­nal de Bloy, mes miasmes et le regard bleu, vert et jaune de mon dau­phin pré­féré. Nu, amai­gri, je regar­de­rais les flots comme un jeune Turc, le sou­rire en coin et j’écrirais sur les décombres du sable qu’ « il est un âge où n’avoir plus guère d’interlocuteur que soi devrait conduire à la mise au ran­cart du lan­gage, si l’esprit n’était bien trop occupé à lut­ter contre l’asphyxie qui le menace pour s’enfermer dans un mutisme anti­cipé, quand même aurait-il, cer­tains jours de fai­blesse, la ten­ta­tion de rompre toute com­mu­ni­ca­tion avec le dehors, de faire silence comme on fait le mort, l’entêtement à vou­loir se main­te­nir en acti­vité jusqu’aux limites de ses forces le retien­drait d’y céder ».
Vive­ment la sieste dans l’herbe, là où les four­mis se mêlent aux bêle­ments, sans cigale à l’horizon, dans un coin perdu d’Anatolie, là « où il ne s’agit plus de vivre mais de régner ». Constan­ti­nople n’en finit pas d’exister et j’y demande l’asile poé­tique. En dépit des sla­vo­philes, il n’y aura jamais que deux Rome.

valery molet

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