Supervielle, encore, ce forçat innocent !
Il y a la littérature normalienne dont le style ampoulé éteint jusqu’au reflet des étoiles dans les flaques. Elle empile les scribouillards (ces écrivants désincarcérés) avec leurs circonlocutions, leurs coordonnées et ce bruit de silex que l’on taille. Ces cracks du subjonctif sont tellement ennuyeux qu’on assimilerait la métairie littéraire à la traite ovine. En deçà, le roman tétraplégique se répand comme un répons, sauçant les restes de la première. L’ennui, ici, est la mise en plis de ce qui est chiatique. De tous ces bigoudis romanesques, il ne restera rien.
Contrairement à Supervielle dont il demeurera tout, notamment ses superbes Le Forçat innocent et Les amis inconnus. Bon, c’est vrai, quand on s’appelle Supervielle, on part sans handicap. C’est comme si un footballeur s’appelait Superdribble. Mais on ne peut pas tous se nommer Hernie Gogo. Supervielle contrecarre l’abdication du poète selon Barrès et contrevient au découragement de Joanne Anton, qui hurle que nous devons « arrêter d’écrire, voyons. Vendons des frites ! ». Ces vers ne sont pas filés : ils détalent comme autant de lapins sur les dunes bretonnes, entrant dans leurs terriers et ressortant, farceurs, car les prédateurs ne subsistent pas le long des plages d’automne.
Supervielle s’émerveille, violon sur le thorax et violent : « Et les grands arbres ont-ils toujours / ce grand besoin de feuilles ? » C’est tellement beau qu’on a l’impression que l’humanité n’existe pas. Supervielle est seul, plein de lui-même, avide de n’être plus dans la multitude dont il est si apeuré. Comme Nietzsche. « Je suis si loin de vous dans cette solitude / Qu’afin de vous atteindre / Je rapproche la mort de la vie un moment / et vous saisis les mains, chers petits ossements ». Supervielle devine la beauté du surlendemain, car il possède ce « cœur de l’an prochain » qui distingue « le hors-venu » du déclassé et du parvenu.
Depuis longtemps, « tout m’est nuage et j’en meurs ». Il sait que, pour vivre, les merveilleux nuages ne suffisent pas, encore faut-il qu’ils disparaissent et réapparaissent comme s’ils pouvaient rire des impermanences, ces « rêves en arrêt ». On se souvient de l’apologie de Lamartine par Barrès, de son incompréhension face à sa mélancolie. Et, en effet, que pouvons-nous faire « quand la cadence se fausse ? » ? À moins qu’être équivaille à se défausser, en promouvant la « vertu de se taire ». Pour un poète, devenir abêtifie puisque les jours sont cette broderie qu’il ne faut pas changer, sous peine de l’abîmer. « Écoute-moi, sombre humérus / Les ténèbres de chair sont douces / Il ne faut pas songer encor / À la flûte lisse des morts ».
J’ai souvent ironisé sur le fait que personne ne savait ce que la poésie est, fort heureusement. Elle n’est rien de ce que nous sommes et tout de ce que nous serions si nous savions ce que nous pourrions être. Parfois, elle revêt la tunique des « girafes faméliques / O lécheuses d’étoiles / Dans le trouble de l’herbe / Bœufs cherchant l’infini ». Parfois, elle est cet « air (qui) se contracte / jusqu’à prendre figure ». La poésie est ce qu’on ignore de ce que l’on sait, cette manière d’élever la main comme une voix, cette dent déchaussée plus belle qu’un bridge, cette perpétuité pour les défenseurs de l’Absolu qui perpétuent ce qu’ils obstruent. Ainsi, un poète dira du ciel qu’il est « une céleste mine » dans laquelle il s’enfonce voûté et comme réitéré.
Supervielle n’a pas besoin de superlatif. Vielle tout court, il aurait été au-dessus des chameaux sans soif lexicale, des législateurs de la Fiction et des lamas qui prêchent les consignes de sécurité dans des bibles obscures, annulant le rire, la soubrette et la déconvenue. Alors que, pour Jules, « les livres qui se ferment / Deviennent des chevaux au milieu des lanternes / Et l’on monte dessus pour bien mieux s’égarer ».
Nom de Dieu, lâchez tout et emplissez votre baignoire de Supervielle pour vous décrasser un bon coup !
valery molet