
Lucrèce Luciani, La petite-fille-aux-feuilles-mortes
« Ut pictura poesis »
C’est un tout petit livre que l’on peut garder au fond de sa poche ; avec une petite photo en noir et blanc sur sa couverture et au commencement du texte. La première photo d’Edouard Boubat, prise en 1946, au jardin de Luxembourg (48,4 x 38,9).
La photo de la petite fille aux feuilles mortes, aujourd’hui cachée, mise en réserve, dans le fonds photographique de Beaubourg depuis 1976. Une photo d’un jeune poète qui deviendra un grand photographe. Et l’on sait combien l’enfance fut un sujet majeur d’une génération de photographes comme Sabine Weiss et d’autres. C’est l’immédiate après-guerre, celle qui en garde des stigmates. Il y a les gamins des rues, les petits voleurs, les orphelins, les abandonnés…
La photo que Lucrèce Luciani découvre un jour, en carte postale, sur le Cours Mirabeau à Aix-en Provence va « frapper son regard » (on dit bien taper dans l’œil). L’image mystérieuse de cette jeune enfant qui lui tourne le dos, qui nous tourne le dos, étrangement drapée dans sa drôle de robe de feuilles ; sa parure de princesse avec sa traîne végétale ne va plus l’abandonner. Icône intime. Le texte la métamorphose : elle prend nom composé, La petite-fille-aux-feuilles-mortes. Les tirets l’ensorcèlent. D’abord, elle devient héroïne d’un conte, l’Histoire de Petite-Aile ; la petite fille tant espérée d’une nymphe, qui après quelques évènements fabuleux et amusés, se retrouve au parc du Luxembourg, et que l’appareil Rollei capture en un « clac ». Une petite sœur des personnages d’Andersen, si cher à l’auteure.
Le conte ne suffit pas à écrire et à faire poésie. Vient alors un « récit » dont « l’enluminure » est cette photo obsédante en tout petit format. Il ne suffit pas de décrire mais de dire tous les possibles de son être (elle est…). La mise en page dessine cette recherche, en strophes, en espaces blancs, en retour à la ligne, en grammaire syntaxique rompue. Elle est « muse » de ce langage, qui joue avec lui-même, avec lequel on peut faire feu de tout bois. La feuille du livre et les feuilles-vêtement. Amie des autres petits, pauvres et malmenés dans les livres comme Fouroulou de Tizi Hibel ; Petit chardon de Baragan ; Cosette ; Nils Holgersson…
Amie aussi de ceux de photos comme le petit garçon à la casquette du ghetto de Varsovie, la petite fille nue brûlée au napalm courant sur une route du Vietnam. La photo est un instantané ; la poésie immortalise selon toutes les variations de ses propres images, de toutes ses métaphores et comparaisons.
Ce qui fait que cette photo résiste à toute description définitive, c’est sans doute l’absence du visage, de traits identifiables sur ce visage mais aussi le lointain flou de cette forêt urbaine, de ce sol terreux jonché ici et là de feuilles dentelées de platanes sans doute, et surtout cette solitude énigmatique de la jeune enfant. Au parc, on vient jouer avec d’autres que soi ou l’on tient la main d’un parent protecteur, et l’on s’amuse avec un ballon, un cerf-volant, un cerceau. L’automne des feuilles mortes est saison mentale, saison doucement poétique, rêverie infinie.
L’épilogue est un retour au réel administratif du Sénat, en charge du Luxembourg qui ignore l’existence de la petite mais peut-être qu’un jour enfin, elle sera honorée comme les statues des illustres.
marie du crest
Lucrèce Luciani, La petite-fille-aux-feuilles-mortes, éditions Azoé, 2024, 125 p. – 15,00 €.
Lucrèce Luciani est psychanalyste et auteure d’une dizaine de livres parus chez divers éditeurs. Les éditions Azoé se trouvent à Aix-en Provence.