Jordi Lafebre, Je suis un ange perdu
Mais quel ange…
Un an et cinq mois plus tard, Eva Rojas constate que les voix sont toujours là. Elle est perchée sur la flèche d’une grue de chantier, râle contre les commentaires des trois femmes et avoue que cette fois elle est vraiment dans la merde. En bas, arrive l’inspectrice adjointe Merkel. Garcia, déjà sur place, avoue savoir peu de choses. Deux jambes émergent d’une dalle en béton. Sur les mollets dénudés, de nombreux tatouages néonazis. Lorsque Merkel lui demande s’il y a des témoins, il répond qu’il a, à ce sujet, une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est un témoin oculaire, la mauvaise, c’est qu’il s’agit d’Eva.
Celle-ci veut bien faire une déposition mais seulement en présence de son psychiatre, le Dr Llull. Elle ne veut pas répéter deux fois le détail de sa semaine. De plus, la vue d’un cadavre la déstabilise. C’est donc chez son psy qu’elle commence à raconter, par le menu, avec moult digressions, les événements qui ont ponctué sa semaine. Cela a débuté lorsqu’un jeune de ses patients ne s’est pas présenté à son rendez-vous. Commence alors une traque aux multiples rebondissements de plus en plus risqués…
L’histoire se déroule comme la précédente enquête – Je suis leur silence – (Dargaud 2023) à Barcelone. On retrouve avec un grand plaisir Eva Rojas, cette jeune et brillante psychiatre. Sa silhouette longiligne, ses cheveux ébouriffés, une cigarette souvent coincée au coin des lèvres, une minijupe bien mini et un manteau de fourrure lui donnent un look qui reste en mémoire.
L’héroïne est un personnage excentrique, aux réactions et décisions imprévisibles. Le scénariste lui fait vivre, en sept jours, de nombreuses vicissitudes, intégrer des sociétés peu perméables et faire face à des agressions avec calme et détermination. C’est ainsi qu’Eva se retrouve devant un ultimatum dans le milieu du football barcelonnais, à élucider une disparition, un meurtre, à faire front à des tueurs néonazis et tenter de sauver sa vie. Mais c’est aussi, pour elle, l’occasion de trouver un oasis de plaisir avec une rencontre peut-être sans lendemain… ou pas !
Autour de son héroïne, Jordi Lafebre anime une théorie de personnages. Certains sont déjà connus, rencontrés dans l’album précédent comme Merkel (cela serait étonnant que ce nom soit là par hasard), une policière rigide et méthodique. Garcia, son adjoint, est plus souple, plus à l’écoute. Llull son psychiatre semble, par moments, dépassé par les récits délirants de sa patiente. Et les trois femmes, les trois voix, trois générations qui commentent, expliquent, reprochent, discutent les décisions, les actions d’Eva.
Mais, outre les péripéties qui s’enchaînent sans répit, ce récit est aussi un concentré d’humour mêlant habilement situations rocambolesques, incongrues, cocasses, dialogues savoureux, drôles et décalés. De plus, le récit joue constamment avec la frontière entre folie et lucidité, entre réalité et délire.
Le trait élégant de l’auteur, son dessin semi-réaliste enlevé et virevoltant, son découpage dynamique, ou la colorisation avec des couleurs douces viennent atténuer certaines noirceurs du scénario.
Ce nouvel album est plus que réussi avec son intrigue tonique, ses protagonistes singuliers, ses histoires humaines, drôles, engagées et son graphisme qui accroche le regard.
serge perraud
Jordi Lafebre, Je suis un ange perdu (Un polar à Barcelone t.02), Dargaud, octobre 2025, 112 p. – 21,50€.