Henrik Nordbrandt, Ponts des rêves
Oubli, souvenir, dureté, douceur, les sujets des poèmes s’ouvrent en corolle, renvoient à la profondeur sondée. Mais la nature n’est jamais loin
Que cesse le soleil de roses…
Qui trop écrit mal atteint, et l’on pourrait soupçonner le prolifique poète danois Henrik Nordbrandt de trop se livrer, d’imiter ces poètes qui publient tous les ans comme les poules pondent des œufs, quand l’œuvre entière de Rimbaud tient dans la main (ainsi est-on fondé à parler de manuel de poésie). Les quelque vingt-cinq recueils parus depuis le mitan des années 60 dessinent des lignes de force. Le dernier, ici traduit, a reçu le prix du Conseil nordique, la plus haute distinction scandinave hors Nobel.Un des phares, des amers de cette voix est l’attention qu’elle porte aux autres, à l’étranger. Nordbrandt a passé une partie de sa vie en Turquie. Entre ici et ailleurs, entre présent et passé, une passerelle, un pont, ouvrage de pierre autant que pont de rêve.
Et la forme du livre en témoigne : tous les deux poèmes, un rêve expérimenté, profond. Si les images ont rarement allure surréaliste, l’auteur accorde une importance extrême au rêve : le lecteur est alors libre de se risquer sur le pont pour se trouver, se perdre.
Ce serait par ailleurs emprunter une fausse route que de lire ce texte par son rapport au Danemark, sa « danité », quand l’auteur cherche l’universel (c’est ainsi que j’ai vu en rêve… l’illustration de la condition humaine).
Et autant de l’inclure dans la lyrique scandinave du temps : la voix de Nordbrandt brille par l’unicité de son ton reconnaissable, entre confession et confidence, supérieure à celle de Pia Tafdrup, publiée aux mêmes éditions.
« Soltice d’hiver », poème liminaire, énonce : Je suis entré dans le bois de sapins (…) Une goutte en tombant a éclairé la nuit / et troué de son feu le tapis des aiguilles de pin.
Sans plus tarder, la poésie gagne la profondeur naturelle. Une illumination naît d’une rencontre : des repères, ou c’est un même mot, des nords sont là.
Et le souhait du rêve est là, de se maintenir, de s’élucider en une forme jamais éteinte.
La formule poétique est donnée : Je souhaiterais que jamais n’arrive l’été / Pour que l’été soit toujours à venir.
Et le monde est alors comme une promesse en chemin, ainsi que dit l’original danois (pa vej).
Sans jamais renier son enfance, le poète aborde le passage du temps vers un temps plus difficile, davantage heurté, traduit ici par litote : Après les années lentes / Sont venues les années pressées.
Oubli, souvenir, dureté, douceur, les sujets des poèmes s’ouvrent en corolle, renvoient à la profondeur sondée. Les rêves arpentent entre autres le tramway, la règle, le désespoir, sans jamais laisser loin – Scandinavie oblige- le monde naturel, la forêt, image naturelle de l’inconscient.
L’enfance tout de même, l’enfance toujours là, de l’autre côté du pont : Le pont était aussi long / que le chemin parcouru depuis mon enfance.
Et le rêve de se rêver lui-même, de se retourner, de devenir rêve de rêve, ici en des accents à l’écoute desquels il n’est pas impossible d’évoquer, et Nord pour Sud, quelque chose de saint Jean de la Croix : Je rêve que je rêve. / Je vis que je vis / Je meurs que je meurs. / J’aime que j’aime.
Intenses reviennent des figures féminines, l’aimée, la mère parcourant les pages du recueil où elles sont chez elles.
Lentement, avec la construction d’un rythme, se déploie peu à peu une allure du rêve qui arpente la profondeur sombre de la forêt mentale : J’ai vu cette forêt, étrange forêt !
De tel à tel souvenir à tel ou tel détail du quotidien de la vie, une navette se tisse, quelque chose advient que le poème relate.
Et l’homme consent à ce que sa vie soit un rêve. Il l’accepte, se laisse traverser par lui alors que vibrent des images hantantes : J’ai laissé le rêve être le rêve / Il me restait la forêt.
Retenir aussi qu’une passante est là, une femme mieux aimée qu’il arrive à Nordbrandt de moins aimer mais qui est là, en fond de cœur.
Oserle rêve et sa transparence, sa vie profonde, se soumettre à lui par une belle confiance : Henrik Nordbrandt.
Sans relâche, mais aussi sans obstination, une voix est là, précise, souvent juste, qui cherche l’autre rive du pont pour passer de l’autre côté du lac.
Exception faite de « Chevalier Kristoffer », moins soigné, les poèmes reflètent une idée artésienne, la construction d’un moi.
Soit, en d’autres termes : C’est pour ces mots-là / Que je suis dans un petit pavillon forestier. / Et comme tu le vois à la façon / dont l’or brille / c’est l’automne, la lune et des nuages qui dérivent.
pierre grouix
Henrik Nordbrandt, Ponts des rêves (traduit par Monique Christiansen), éditions Circé, 2003, 101 p. – 12,50 €.