Femme de tous les langages qu’elle traite en parfaite liberté, Marie Dew est une animatrice sulfureuse des marges des images et de l’écriture. Jadis, elle aurait été traitée de sorcières. Jaillissent de son travail des chants de la pleine lune. Nous sommes là dans un registre des post-décadents, du néoromantisme noir en une déambulation étrange.
La créatrice ne se reconnaitrait pas en “Ange du désir” mais payant de sa personne. Son corps en mouvement se torsade et cherche toujours une libération pour qu’en sorte l’esprit enfoui. Exit pourtant les postures héroïques. Basées sur la répétition et le recommencement, de telles recherches parlent du corps dans d’infinies translations.
L’artiste redessine ainsi ce qui fut enfanté. Et ce, non pas sans amour dans des petits matins ou d’invincibles étés. C’est puissant, corrosif et pourtant étrangement apaisant. Tout est aussi conceptuel que physique en une mise en adresse plus que simplement en scène dont les syllabes magiques créent un mystérieux alphabet.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le réveil! Déçu(e)s ? … Oui, j’aurais bien aimé vous répondre : « Aaaaahhh, l’irrépressible envie de créer m’arrache à mes draps chauds, un sourire extatique sur le visage! L’appel irrésistible de mon tube de colle me tenaille dès premières les lueurs de l’aube avec l’intensité d’ une envie de soulager ma vessie ! Et l’index me démange de déclencher mon boîtier afin de mettre au monde, enfin, les images fantasmagoriques qui ont peuplé ma nuit ! Aaahhhh ! » Oui, certes… Mais pour tout vous dire, j’ai très vite compris que lorsqu’on est seigneur(e) et maîtresse de son emploi du temps, un auto-coup de pied aux fesses ne fait pas de mal, si on veut donner vie à ses idées. L’avenir, je ne sais pas… mais le présent qui, comme son nom l’indique, est un cadeau, appartient à celles et à ceux…qui sont présents.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Ils ont grandi et sont en pleine forme ! Il faut dire qu’ils sont bien nourris et prennent l’air assez souvent. J’ai eu la chance et le culot de me construire une vie sur mesure, après des années de sensation d’inadéquation et diverses tentatives de normalité. Alors je vis dans cette grande maison dont je parlais à ma copine Karine dans la cour de récré, sauf qu’au lieu d’y habiter avec nos amoureux comme c’était prévu à la maternelle, je partage ce lieu magique avec mes cinq colocataires. Je continue à coller et découper des trucs comme je faisais chez ma Mémé, même si je m’intéresse un peu moins aux emballages des tablettes de chocolat, pour ce faire. Je côtoie quotidiennement des musiciens, on organise des concerts à la maison : le grand fantasme de mon adolescence ! A l’occasion, je fais voler des bulles de savon du haut d’un balcon, je vais à des boums avec ma pote Monik et j’ai même trois poupées qui s’appellent Annabelle , Jézabel et Isabelle auxquelles je fais subir les derniers outrages, les mains dans le plâtre comme une Mimi Cracra nouvelle génération. Ca va bien, merci. Et vous ?
A quoi avez-vous renoncé ?
A correspondre à ce qu’on attend de moi. Les diktats de la normalité susmentionnée, vraiment, j’ai essayé mais c’est vraiment vraiment trop ennuyeux ; presque, ça me coupe mon envie de vivre. Alors je fais des vagues et des splashs, même si ce n’est pas toujours confortable et qu’on vous en veut souvent de faire des éclaboussures… tant pis !
D’où venez-vous ?
De la lune. Enfin, c’est ce que disaient toutes mes maîtresses à l’école. « Marie est dans la lune », j’en aurai soupé ! Mais finalement, elles avaient sûrement raison…
Qu’avez vous reçu en héritage ?
Je vais vous la faire à la Prévert! A la naissance, j’ai reçu un élégant patronyme, que j’utilise très peu, c’est bête… J’ai reçu un vocabulaire riche, un sacré stock de contrepèteries, un goût de la vie en tribu, un véritable sens de l’accueil et de l’ouverture, une forme d’exigence intellectuelle… J’ai reçu aussi une certaine culture et un appétit pour la photo, même si à l’époque, ça s’est fait dans la douleur. Que de longues minutes à poser pour l’objectif de mon père, aux côtés de mes sœurs, à tourner un peu le menton, lever le bras droit et tendre la joue gauche ! Que d’arrêts intempestifs sur la route des vacances parce que « ce bouquet de cactus géants mérite vraiment une photo de famille », avec des vrais enfants à l’intérieur ! Que d’heures de critiques aussi implacables que constructives sur les photographies réalisées par ma grande sœur et moi ! Que d’engueulades dans la cuisine transformée en labo parce qu’on a raté l’embobinage de la pellicule dans la cuve Patterson ! Evidemment, aujourd’hui, j’ai envie de dire merci…
Un petit plaisir, quotidien ou non ?
Je me languis, je me pâme, je me damnerais…pour un bon roman ! (Puisque vous me le demandez, je voue un culte à Philippe Djian, je me ruine en cierges ! Mais je lui fais beaucoup d’ infidélités.)
Je suis addicte, je ne me déplace jamais à plus de quinze kilomètres de mon domicile sans mon précieux bouquin. Je me sentirais indécente, de passer devant une boîte à livres sans l’ouvrir. Le livre est mon meilleur ami ; il tiendrait dans ma poche si j’en avais une, il ne tombe jamais en panne, il ne chouine pas pour qu’on le recharge, il me relie aux vivants et aux morts, il me met en vacance(s) de moi-même en un moment paradoxalement fort égoïste où je ne suis là pour personne. Oui, je lis ! Un peu partout, un peu tout le temps mais pour sûr, chaque soir, avec délice, je lis au lit !
Comment définiriez-vous votre approche de l’art ?
J’ai une « culture de hasard », parfois, je vais au musée parce que j’ai deux heures à tuer, ou simplement parce qu’il pleut. On peut me le reprocher mais moi, ça me plaît, cette mosaïque toute personnelle qui ressemble à la vraie vie. Je passe sans doute à côté de beaucoup de choses et je passe aussi, parfois, pour une écervelée. Je crois que cet apparent manque de curiosité tient à la peur d’être intimidée par le travail des autres, de n’avoir plus rien à dire puisque tout a déjà été dit, avec tellement de variété et de grandeur.Bien sûr, on est toujours influencé, notre vie elle même est Influence ; la discussion qu’on a eue avec l’épicier, qui est un peu poète à ses heures, ou cette pub chatoyante qui nous fait de l’œil à l’arrêt de bus nous influencent. Mais je préfère absorber toutes ces informations quotidiennes passivement et laisser l’inconscient faire le tri.
Et celle de l’écriture ?
Avant l’écriture, il y a le langage. Les mots, les registres de langue, les emprunts, les sons, les nuances, les calembours, les fonctions du langage elles-mêmes ! Etourdissant… (Je vous ai dit que j’ai enseigné les lettres et l’anglais dans l’Education Nationale, dans une autre vie ?) Merveilles des merveilles, ces mots qu’on peut déguster, triturer, torturer, lâcher l’air de rien… J’aime mâcher les mots autant que j’aime les lire ou les coucher sur papier : passionnément !
Après m’être amusée quelques années avec la forme journalistique, à travers des contributions à un magazine culturel et à la presse locale, je consacre aujourd’hui mon jus de crâne littéraire à l’écriture de paroles de chansons (principalement pour le compositeur et interprète Dom Colmé, c’est de la chanson française, c’est vachement bien, vous devriez aller écouter!) et à la correspondance, qui, tout comme le punk, « is not dead », si vous me demandez mon avis.
Comment définiriez-vous votre approche de l’Eros et du féminin ?
Oh, le paquet de nœuds ! Tout ça est encore très confus pour moi, je suis agnostique, à cet endroit. Les hommes, les femmes, les corps, les genres, la beauté, le désir, l’érotisme, la pornographie, le Nu, de l’art ou du cochon … pour ces choses là, je laisse (un peu) la tête de côté et je donne la parole au corps, qui a rarement les deux pieds dans le même sabot Mon travail peut-il être qualifié d’érotique ? Je dirais que non, en tout cas, telle n’est pas mon intention. Et pourtant, de fait, c’est souvent un qualificatif que j’entends, en retour sur mon œuvre, notamment les autoportraits. Subséquemment (il paraît qu’il faut arrêter de dire « du coup » !), je m’interroge… N’est-ce pas cette Sincérité qui m’est chère, cette sorte d’audace naïve qui entre en résonnance avec l’attirance ? Les interactions quotidiennes avec les machines et les plastiques photoshoppées nous laissent-telles à ce point exsangues ? Les masques sociaux ont-ils tellement attisé notre désir de distinguer une émotion véritable ? Se réfugie-t-on derrière tellement d’écrans que, juste, avancer sans fard (et sans fringues, certes) devient un acte subversif, érotique ? Ich weiss nicht… Ce qui est sûr, c’est qu’à force de se mettre à nu, on finit par se découvrir. (Le tout est de ne pas prendre froid.)
Quel poids représente le passé dans votre œuvre ?
Un âne mort. Mon œuvre est peuplée des fantômes du passé, souvent mouvants, aux contours parfois un peu flous. J’y livre la somme des expériences, en forme de résilience et j’y explore les vies parallèles que je n’ai pas vécues, comme un vaste champ des possibles, révolus.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
“Sophie la girafe” ? Non, sincèrement, aucune idée. Ca va vous paraître bizarre pour une créatrice d’images, mais j’ai une mémoire principalement auditive et kinesthésique. Je me perds tout le temps. Je ne sais jamais vraiment à quoi va ressembler mon collages au moment où j’assemble les deux premiers éléments, ni mes photographies, lors d’une prise de vue ; je ne les prévisualise pas.
Et votre première lecture ?
« La maison que Pierre a bâtie » (c’est génial, je viens de vérifier, il est encore disponible à la vente!) : le premier livre que j’ai lu toute seule et intégralement, quelle fierté, quelle joie ! C’est ma maîtresse qui me l’avait offert au CP, parce que je m’ennuyais ferme pendant les séance de b.a-ba. Pour une raison obscure, j’avais reçu des cours de lecture bien avant l’heure, par une certaine Mademoiselle Daudy. De son antique personne émanait une odeur unique, savant mélange de marqueur indélébile et de renfermé. Et sa barbe piquait sévère quand il fallait l’embrasser… Mais grâce à elle, j’ai pu lire et relire et rerelire et repasser en boucle dans ma tête l’histoire de « La maison que Pierre a bâtie » … et après on se demande pourquoi je suis dans la lune !?
La prescription dépend de l’indication thérapeutique. Du trip-hop ou du blues pour travailler, du rock ou du punk pour faire le ménage, du reggae quand j’aurais besoin d’un anxiolitique… Et en ce moment…c’est Noël …vous me voyez venir ? Décembre, c’est le mois pendant lequel mes colocs me détestent !
Hum…Je ne suis pas cinéphile. Peut-être parce que je suis malentendante, ou juste parce que je n’aime pas qu’on m’impose un rythme, un format. Ceci dit, mon jules parvient parfois à me soudoyer, à grands coups de Häagen Dazs et de plaid sur les genoux. Alors j’avoue qu’un jour j’ai pleuré comme une madeleine devant Le Nouveau Monde de Terrence Malick mais bon… c’était un dimanche pluvieux, la glace était tiède et j’avais mal dormi…ça compte ?
Quand je vois ma grand-mère Henriette, là, ça craint ! Pas besoin de monter sur la balance pour savoir que tout le gras ingurgité est remonté dans mes joues ! Quand c’est ma Tata Catherine version jeune, c’est plutôt pas mal. Bon, sinon, en général, c’est quelques minutes après être sortie du lit et je ne m’attarde pas trop sur le zombie qui me lorgne d’un œil torve, les lèvres déformées en un rictus qui grimace « caféééé, cigareeeette ! ».
Le Cap, en Afrique du Sud. « Le Cap de bonne espérance « , s’il vous plait ! Mais c’est beaucoup plus poétique quand on dit « Cape Town », en faisant trainer les voyelle, genre « African Time » : arrête de trépigner, t’auras ton bus quand il viendra ! (j’ai appris ça, là-bas !) Je garde le Cap ! En mémoire, dans mon cœur et dans mes projets d’avenir, peut-être. Rien que l’odeur de l’air en sortant de l’avion (oui, je sais : c’est mal. Mais je mange des graines. Et quand je suis habillée, c’est par Emmaüs.) m’arrache des larmes (il est vrai qu’à ce moment-là, j’en suis à 12 heures sans fumer et va savoir si je ne pleurerais pas devant un quignon de pain…). Le Cap, c’est le bout du monde et de l’arc-en-ciel en une seule ville, deux océans qui entrent en collision à chaque minute et pour l’éternité, des pingouins un peu inquiétants, de savants plannings de coupures d’électricité, des jacarandas en fleurs, beaucoup trop de fils barbelés et un centre-ville qui tient dans un bol !
Un bon-cadeau pour les Rencontres d’Astaffort (la partie de mon budget cierges qui n’est pas cramée pour Djian part dans l’idolâtrie à Jean Fauque, le parolier de génie !), une scie sauteuse, l’intégrale de Pearl Jam en cassettes et un carrot cake.
Le fruit . D’ailleurs, je vous invite à me rejoindre dans ma lutte et à scander avec moi : « Le fruit, défendu ! Le fruit, défendu ! »
Ah oui, ça m’évoque toute une partie de ma vie ! Enfin, ça invite à l’introspection…comme c’est bien souvent le cas avec les humoristes, confrérie dont Lacan fut une célèbre figure de proue, si je me souviens bien.
A l’époque du lycée, un de ces jours où les minutes s’écoulaient particulièrement lentement, lors d’un cours de philo de M. Haslé, entre deux bayements aux corneilles , j’ai eu une révélation : le mot « NON » peut se lire dans tous les sens, mais, même verticalement, quoi ! Et dans ce cas-là ça fait « ZOZ » , terme qui n’est toujours pas lexicalisé mais qui produit un bien beau son et qui convenait particulièrement à mon attitude rebelle d’alors. J’ai adopté ce « NON/ZOZ » avec une ferveur toute adolescente, l’écrivant au marqueur sur mes jeans et allant jusqu’à le graver sur ma gomme à l’aide d’un compas et à l’encrer artisanalement (j’avais le temps, à l’époque, vu qu’on m’imposait huit heures de M. Haslé hebdomadaires). J’en tamponnais gaillardement mon avant-bras ou la copie de ma voisine au moment le plus inopportun, dans une grande affirmation de moi-même nihiliste (comme quoi j’avais tout de même retenu un concept philosophique !). C’était Ma Marque. Et ça m’a occupée quelques temps, cette affaire !
Bien plus tard, au détour d’un documentaire, je me suis laissé conter, ébahie, l’histoire la plus romantique du monde : Vous-savez-qui narrait sa rencontre avec Yoko Ono, alors que celle-ci exposait à Londres. Et voilà notre John invité à gravir une échelle et qui découvre, une fois au sommet, un petit mot suspendu au plafond : « YES» ! Et le voilà qui tombe raide dingue de Yoko, s’ensuit une révolution au plumard, etc . A cet instant précis, j’ai mesuré la distance parcourue dans mon rapport au monde. Alors, même si ça se lit dans un seul sens, « Oui » est aujourd’hui mon mot préféré entre tous ( même si j’ai tout de même un faible pour « ineffable » et « subséquemment ») et il est temps de canoniser Woody Allen !
“Pour boucler la boucle, je suggère cette citation de l’éminent psychanalyste Pierre Desproges: “Où est Dieu? Que fait la police? Quand est-ce qu’on mange?””
Entretien w et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, décembre 2023.