Solander, Voyageuse

Voyages aux quatre coins du monde comme des sou­ve­nirs, pour ne pas mou­rir de la mort de l’homme aimé

“À Mat­teo, in memo­riam

Claire, la cou­ver­ture… Paille­tée de pous­sière d’or comme l’aube d’un jour d’été et de mou­che­tures mauves comme les cieux cré­pus­cu­laires. Douce sous les doigts et l’on ouvre le livre tel un ter­ri­toire secret. Un ter­ri­toire tex­tuel bipar­tite : mor­celé d’abord, tout en éclats pul­vé­ru­lents, dif­fi­ciles à faire tenir au creux d’une lec­ture linéaire. Puis le texte prend de l’ampleur ; les plages de mots y sont plus éten­dues, plus vastes, et deviennent plus narratives.

“La pre­mière à droite” : une direc­tion à suivre — pre­mière page à lire. Un matin, une chambre, un regard — vert qui plus est : la clarté de l’espoir. Tout concourt au com­men­ce­ment. C’est pour­tant une fin qui s’annonce — mais on ne le com­pren­dra qu’à demi-mot, au fil d’allusions feu­trées : les che­veux cou­pés ras, l’infirmière, les draps, le méde­cin… Une mala­die peut-être — de celles qui rongent, érodent au long cours ? Pas sûr. Enfin il y a le som­meil ; l’immobilité. La nar­ra­trice regarde son homme dor­mir, à mi-chemin entre la pré­sence et l’absence. Mat­teo…
Et sa pen­sée — son écri­ture - va lou­voyer le long de ce som­meil qu’elle sait n’être pas celui des hommes après l’amour, à petits coups de sou­ve­nirs — des remon­tées d’ailleurs et d’enfance, de jours heu­reux aux côtés de l’homme aimé vont affleu­rer - de lieux aux quatre coins du monde, de moments de voyage — des gares, des trains, des quais sous les semelles… Des gens aussi, juste des pré­noms. Beau­coup d’allusions aux lec­tures, beau­coup de sen­sa­tions sur­tout : des odeurs, le froid mor­dant la peau, le goût de sel d’un épi­derme, la tex­ture rugueuse des draps, la saveur d’une glace ou d’un fruit charnu… L’on se sen­ti­rait pour un peu pris au piège des menues choses d’un quo­ti­dien de globe-trotter mais c’est bien plus pro­fond que cela : ces résur­gences, dont cer­taines, lapi­daires, res­semblent à des coups de griffe — Il paraît que 500 000 per­sonnes tran­sitent chaque jour par la gare du Nord. - avec leurs mines éthé­rées de gru­meaux d’ouate légère, sont autant d’efforts pour sur­vivre et gar­der le cap vers la lumière mal­gré le deuil qui se profile.

Quand Irina part trois jours à Lis­bonne — en seconde par­tie — les choses se font plus expli­cites. Il s’agit pour elle d’obéir à une pro­messe don­née, celle de par­tir pour ne pas voir Mat­teo dimi­nué, fra­gi­lisé. Le len­de­main même de l’accident elle s’éloigne. Mais finit par déso­béir au bout de ces trois jours. Trois jours par­cou­rus d’un bon pas, au gré de pro­me­nades le long des rues, ruelles et jar­dins, de visites dans les musées — là encore, comme pré­cé­dem­ment, pul­vé­ru­lence de réfé­rences livresques, pic­tu­rales… l’art tou­jours à por­tée de rêve­rie. Peu de haltes. Le texte, lui, devient flu­via­tile et perd ses allures de flaques. Il a pour­tant ses fis­sures : çà et là se glisse la voix de Mat­teo — rêvée peut-être, là-bas, dans la dou­ceur lis­boète mais plu­tôt, sans doute, recréée tout exprès pour ce livre, dont l’écriture, pro­je­tée dans le texte même — J’écrirai le livre. Plus tard. Lorsque ce sera l’heure de le vou­loir. — est, tout comme les voyages, un effort vers la vie.

On pour­rait dire, avec davan­tage de sim­pli­cité, que Voya­geuse est l’histoire d’un couple brisé par un acci­dent de voi­ture. Lui Mat­teo ago­nise puis meurt tan­dis qu’elle, Irina, met en mots son tra­vail de deuil / tra­vail de sur­vie en pre­nant appui sur ses voyages, ses sou­ve­nirs, et les pen­sées qui lui venaient alors. Oui, on pour­rait presque dire cela. Mais ce serait enfer­mer dans une logique nar­ra­tive un texte qui prend si sub­ti­le­ment ses dis­tances avec la nar­ra­tion ordi­naire… ce serait, somme toute, le tra­hir un peu.
La vie, in fine, est vic­to­rieuse : il y a d’abord ce jar­din sévil­lan où, d’une injonc­tion — Alors vis. — Irina abo­lit la mort de son homme. Et puis ce livre, sur­tout, stèle sublime à l’aimé, qui porte sa mémoire au-delà du nid secret qu’elle s’était fait dans le cœur de la nar­ra­trice, et par qui, en effet, Mat­teo vit.

isa­belle roche

     
 

Solan­der, Voya­geuse, édi­tions de La Biblio­thèque coll. “L’écrivain voya­geur”, mai 2005, 90 p. — 12,00 €.

 
     

1 Comment

Filed under Inclassables

One Response to Solander, Voyageuse

  1. Eva Wissenz

    Bon­jour, un immense merci de Solan­der que je fus pour votre chro­nique ! Ce style un peu par­ti­cu­lier n’a pas conquis d’autres édi­teurs alors j’ai fini par édi­ter moi-même mon tra­vail chez see­pia. net

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>