Le titre du roman de Lise Gauvin, Et toi, comment vas-tu ? est l’interrogation invariable dans la bouche de la mère aimée, hospitalisée, qui se meurt. La fille (déjà mûre), observe avec angoisse la décrépitude de cette présence double, doublure, substantielle, génétique.
Elle définit de façon sensible le lien affectif, primordial, depuis sa tendre enfance dans la classe moyenne, en fin de guerre, quand « l’année de votre naissance, (…) le droit de vote a été accordé aux femmes, l’Allemagne a envahi la France, des Juifs sont morts par milliers dans des camps et une bombe atomique est tombée sur Hiroshima. » La scansion des heures, des mois et des années est celle d’un principe dramatique.
Lise Gauvin n’ouvre pas la boîte de Pandore et n’en délivre pas la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l’Orgueil, fautes impliquées à la curiosité féminine, mais « la boîte aux souvenirs (…) [de la] mémoire généalogique », gardant au-dessus l’Espérance.
L’auteure retrace une période où les enfants de familles nombreuses étaient bercés par des contes, familiers du travail artisanal et du devoir d’entraide envers les déshérités. Elle n’omet pas les revers de cette époque : forte mortalité infantile, accouchements à répétition, épidémies et indigence. Des nouvelles s’interposent en filigrane, et c’est la mémoire du Canada français, en grande majorité catholique, qui est retracée à travers l’intimité des petites filles.
Le Canada est un territoire conquis dont les premiers occupants ont été les Premières Nations. C’est donc un état hanté par une colonisation et une ruée vers l’or européennes, qui s’apparentent à celle des États-Unis d’Amérique. Les obligations religieuses sont pesantes au début du 20ème siècle. Les missionnaires sont venus évangéliser les « sauvages » dans cette terre convoitée puis abandonnée par Louis XIV, décidés à « mater les Iroquois encore récalcitrants » (Louis Gagnon).
Une faible lumière veille comme celle de La Petite Fille aux allumettes, qui protège la menue flamme, pour se sustenter de visions, ici des évocations de Noël, des apparitions - un poêle qui chauffe, une volaille rôtie, un sapin décoré et les chaussons posés près de la cheminée, la messe de minuit — souvenirs qui relèvent à la fois du monde matériel dans ce qu’il a de plus tangible et de l’angélophanie.
Par antithèse au cadre hivernal froid et ténébreux, ces visions partagent chaleur et lumière. Elles chassent le surgissement du retour au réel, impitoyable, des vieilles femmes agonisant dans les pôles de gériatrie.
Ces infimes détails visuels, fondateurs, forment des morceaux textuels émouvants, écrits dans une langue délicate. Lise Gauvin navigue depuis le 17ème siècle et l’existence de la pauvre Anne : « Me voici embarquée dans une frégate où j’ai rejoint plusieurs jeunes filles dotées par le roi pour peupler la Nouvelle-France ». Anne fait penser à Jane Eyre, « elle qui avait rêvé de beaux habits doit se contenter d’une tenue informe, composée d’une large robe grise en étoffe, ainsi que de bas de laine et de sabots ».
La narratrice véhicule ses lectrices et lecteurs dans un temps où « on se passe ainsi les vêtements de sœur en sœur et de frère en frère », où les « luxueux manteaux en chat sauvage [sont] réservés aux hommes plus fortunés ». Le Canada s’énonce depuis le féminin dans une narration matrilinéaire. Elle ressuscite la forte ascendance maternelle, les trajectoires effacées de toutes les parturientes, jeunes filles, religieuses, enseignantes, un monde en soi.
Du tu l’on passe parfois au vous, quand Lise Gauvin soliloque : « Vous avez obtenu un poste à l’université et mis au monde un deuxième enfant. (…) Depuis septembre, vous naviguez entre les exigences des cours et la maternité ». Elle adhère à la cause féministe dans un « temps où la femme mariée ne pouvait faire un emprunt à son nom à la banque, ni acquérir une propriété ».
Puis elle pose la question fondamentale : « Comment peut-on être écrivain québécois ? » Et son roman en est la réponse la plus patente.
yasmina mahdi
Lise Gauvin, Et toi, comment vas-tu ?, avril 2022, éd. Des femmes – Antoinette Fouque — 14,00 €.
Lise Gauvin, romancière, essayiste, est professeure émérite au Département des Littératures de langue française de l’Université de Montréal. Elle a été distinguée par de nombreux prix, parmi lesquels le prestigieux prix du Québec Georges-Émile-Lapalme 2018, et en 2020 la médaille de vermeil du Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.