Dans son récent Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli, évoque au début de son roman, la figure d’Edouard Limonov à qui Emmanuel Carrère en 2011 consacra un livre, récompensé par le prix Renaudot.
Une œuvre à lire et relire non pas seulement parce qu’elle retrace, à travers ce personnage hors du commun, l’histoire de la Russie, de l’Ukraine entre 1943 et 2009, explicitant ainsi bien des mécanismes contemporains de la société post-soviétique mais surtout peut-être parce que Carrère y expose sa propre « fabrique littéraire », son art poétique. Faire le portrait d’un autre et écrire sa propre méthode, en somme.
Carrère publie Limonov, après son récit, D’autres vies que la mienne chez P.O.L La biographie de l’écrivain et activiste russe répond aussi à cette matière littéraire cherchée hors du champ de sa simple personne.
Dans le premier texte, il convoque les vies de proches ou de gens mêlés de loin en loin à sa sphère privée ; et dans le second, un étranger qui, en apparence est son opposé : un enfant soviétique d’une triste banlieue de Kharkov, né dans un milieu modeste alors que Carrère grandit dans les beaux quartiers parisiens. Le petit loubard face au garçon studieux et mélomane. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est de considérer la source de son sujet. Carrère est d’abord un journaliste comme il est documentariste parfois au cinéma.
En 2008, il rédige pour le premier numéro de la revue XXI de Patrick de Saint-Exupéry, consacré à la Russie, un long article sur Limonov, au titre éloquent, Le dernier des possédés en référence bien sûr au roman de Dostoievski. Sa lecture fait écho largement à des pages de la « version longue » comme si l’auteur était revenu sur le portrait d’un aventurier et de la Russie réelle. D’ailleurs le texte de 2011 lui-même se construit sur de nombreux passages ou emprunts à des textes antérieurs de divers écrivains y compris ceux de Limonov.
Carrère tourne autour de son héros d’écriture : il l’a rencontré lors du séjour de ce dernier à Paris dans les années 80, à l’époque de L’idiot international dirigé alors par Jean-Edern Hallier. Il était le « barbare, le voyou » de ce petit cercle littéraire. Mais pourquoi choisir Limonov comme sujet vivant de biographie (Limonov mourra en 2020) ? Limonov est somme toute, méconnu du plus grand nombre en France. Et ceux qui ont entendu parler de lui en font majoritairement un personnage sulfureux voire infréquentable politiquement. Il s’est fourvoyé durant la guerre de l’ex-Yougoslavie en ralliant la cause nationaliste serbe ou pâtit de son engagement auprès des nationaux bolcheviques.
La première réponse est évidente : Limonov est russe et Carrère, par sa mère Hélène Carrère d’Encausse, qui à la fois par ses origines et par ses travaux d’historienne le relient à ce pays, à cette langue, consacre plusieurs œuvres à ce pays. Mais il faut sans doute chercher ailleurs cette élection littéraire et humaine.
Limonov a une vie romanesque et dangereuse. Carrère rapporte sa jeunesse picaresque dans l’URSS d’après la Grande Guerre Patriotique selon divers épisodes (les bandes de la banlieue et du centre ville de Kharkov : la librairie 41 d’Anna, la survie, l’existence marginale …). Il suit Limonov à la trace, dans ses fuites et exils à Moscou, aux Etats-Unis, à Paris ; l’accompagne dans ses séjours en prison et en camp de travail.
Carrère et Limonov ont partagé dans leur enfance le goût des livres d’Alexandre Dumas et de Jules Verne. Une littérature de personnages incandescents, bravant l’adversité. Ce qui se joue au fond c’est d’abord écrire. Limonov commence très tôt par la poésie. Mais ce qui comptera dans sa bibliographie, ce sont les textes par lesquels il peut « écrire sa vie ».
En fait, le projet autobiographique de Limonov fera naître la biographie de Carrère qui écrit sa vie à son tour, celle de l’autre et sans doute la sienne aussi. L’ambiguïté de « sa vie » démasque l’auteur et son sujet. Certains passages sont consacrés en effet à la vie de Carrère comme son séjour en Indonésie en coopération ou sa rencontre avec Limonov.
Parfois, Carrère reprend, cite Limonov mais aussi décrit des plans d’un film dans lequel Limonov apparaît (Serbian Epics). Il s’interroge sur son héros, Edouard, celui qu’il présente aux lecteurs : il répète l’expression « notre héros » comme le ferait Stendhal. Est– ou non un salopard ? Il admire sa force vitale, sa façon intransigeante d’aimer, sa lucidité politique et la plupart de ses œuvres.
Carrère réussit en somme à faire d’un texte de documentation, de reportage, un texte de fiction en quelque sorte. Un roman d’aventures, et pour reprendre l’un de ses titres, un autre roman russe où l’on croise Gorbatchev, Eltsine et Poutine et des personnages broyés par le régime et la société.
Un texte d’ivresse, de folie et d’Histoire.
Zapoï !
marie du crest
Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L 2011, collection folio # 5560, 2013, 490 p. — 9,40 €.
Les œuvres principales de Limonov ont été éditées en Français notamment chez Albin Michel et Flammarion.