Pour un oui, pour un non : entretien avec Alain Frontier (Du mauvais père)

Poète et gram­mai­rien, Alain Fron­tier, de 1968 à 1979, col­la­bore à la revue Che­val d’Attaques et fonde ensuite avec la pho­to­graphe Marie-Hélène Dhé­nin, sa com­pagne, la revue Tar­ta­la­crème jusqu’en 1986. Ils y publie­ront une cen­taine d’auteurs issus des avant-gardes dont Michèle Métail, Julien Blaine, Ber­nard Heid­sieck, Joël Hubaut.
En 1986, il rejoint Chris­tian Prigent, qui a créé le col­lec­tif TXT. Fron­tier a a déjà publié plu­sieurs ouvrages théo­riques, autant d’ouvrages poé­tiques, éga­le­ment deux livrets d’opéra. Son Du mau­vais père est un livre majeur, car la matière ver­bale, se fon­dant sur ce qui se nomme une his­toire vraie, se situe d’une cer­taine manières aux anti­podes, même si dates et lieux sont véri­fiables. Mais existe là un monde entre un brouet auto­fic­tif et une véri­table oeuvre qui délace les lignes de la ratio­na­lité. Ici, elles deviennent obliques ou ver­ti­cales et c’est ainsi que s’engendre un livre impos­sible ou impro­bable. Mais rien n’a lieu que son lieu.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Long­temps la ques­tion ne s’est pas posée. À peine le réveil avait-il com­mencé à son­ner, que déjà le dor­meur se retrou­vait debout à l’autre bout de la pièce. Je ne me réveillais qu’un peu plus tard, une fois bu mon pre­mier café et fumé ma pre­mière ciga­rette. Puis train de ban­lieue dans le matin froid et la foule des autres rési­gnés. Main­te­nant que je suis devenu vieux, je m’efforce de dor­mir le plus long­temps pos­sible dans l’espoir d’oublier ma fatigue. Je me lève seule­ment quand l’ennui devient insup­por­table. Alors j’ouvre la fenêtre et je compte les oiseaux. Je suis content lorsque le nombre obtenu est grand.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Tiens tiens… c’étaient donc des rêves ? Allez savoir… Je n’aime pas m’attendrir sur moi-même. Impos­sible tou­te­fois de ne pas me sou­ve­nir de mes plus grandes ter­reurs : par exemple un avion qui pique en hur­lant sur notre mai­son (juin 1944), ou bien cet hor­rible petit chien noir qui nous mena­çait de ses aboie­ments, mon jeune frère et moi. « Il n’est pas méchant », disait sa pro­prié­taire. Tu parles ! Si nous n’avions esca­ladé vite fait la clô­ture d’un jar­din pour nous mettre en l’abri, c’était fait de nous.

A quoi avez-vous renoncé ?
Nous fai­sions chaque année, nous deux Marie-Hélène et moi, de longues courses en mon­tagne. Périlleuses par­fois ! Une pho­to­gra­phie me repré­sente au bord d’une énorme cre­vasse, toute sem­blable à celle que des­sina Hergé dans Tin­tin au Tibet. Je ne suis pas spé­cia­le­ment sujet au ver­tige, mais la vue d’une cre­vasse dans un gla­cier, allez savoir pour­quoi, me ter­ri­fie. Un vieil homme — trop vieux en tout cas pour s’aventurer sur les pentes — pas­sait ses jour­nées sur la ter­rasse de l’hôtel, épiant à la jumelle les ran­don­neurs qui len­te­ment s’évertuaient vers les som­mets sui­vant les voies qu’il avait lui-même autre­fois sui­vies. Nous ima­gi­nions son cha­grin. Devenu moi-même ce vieil homme, je m’aperçois aujourd’hui que notre com­pas­sion était sans objet. Renon­cer aux courses deve­nues impos­sibles n’est pas dou­lou­reux puisqu’elles ont été réel­le­ment effec­tuées. Res­tent les sou­ve­nirs. Ils s’accumulent et s’additionnent comme autant de biens défi­ni­tifs. Plus on devient vieux, plus on devient gros.

D’où venez-vous ?
Je pense que vous vou­lez que je vous parle de mes ancêtres ? Ce sont des ouvriers pari­siens : peintres en bâti­ments, cor­don­niers, menui­siers, mon­teurs en bronze (comme l’auteur du Temps des cerises)… Mon grand-père pater­nel fut cais­sier chez l’éditeur Fas­quelle. Il mou­rut en 1914, mas­sa­cré non par la guerre mais par un can­cer à la gorge. Une des sœurs de mon père, Yvonne, fut agré­gée de lettres. En 1956, elle me fit tra­vailler mon grec (lec­ture inté­grale du Ban­quet de Pla­ton). Qu’elle en soit ici remer­ciée ! Elle fut la col­la­bo­ra­trice et l’amie intime d’un prêtre domi­ni­cain, le théo­lo­gien Henri-Marie Féret (1904–1992) — lequel, comme cha­cun sait, s’impliqua à ses risques et périls dans l’affaire dite des prêtres ouvriers et fut sommé de s’en expli­quer devant la Curie romaine… Vous me sui­vez tou­jours ?… Ma mère Odette écri­vait des poèmes. Elle publia en 1995 un recueil inti­tulé Pré­lude à l’Oraison. Ce fut le seul à être publié. Il ras­semble 70 poèmes en vers libres d’inspiration mys­tique écrits de 1971 à 1994. Odette était la fille de Léon Cous­tal, lequel souf­frit jusqu’à sa mort (1942) des séquelles d’une ter­rible bles­sure reçue devant Verdun.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
Peu de choses à vrai dire, sinon bien sûr la langue que je parle et dans laquelle j’écris. Mais ce n’est pas tout de rece­voir une langue, encore faut-il la faire sienne — ce à quoi je m’applique avec plus ou moins de bon­heur depuis toujours.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
J’ai arrêté de fumer le 23 sep­tembre 2017.

Que repré­sente pour vous la matière ver­bale ?
Elle a beau être en effet une matière, elle n’est pas une matière comme les autres, puisqu’elle est une matière sen­sible, et sen­sée — même si le sens qu’elle pro­duit est essen­tiel­le­ment instable, peu sûr, et nous oblige à pen­ser non de façon sta­tique, à coup de caté­go­ries clai­re­ment péri­mé­trées (d’où viendraient-elles ?), mais de façon dyna­mique, en uti­li­sant les lignes de forces qui l’innervent” et les dif­fé­rents pôles d’attraction aux­quelles ces forces obéissent ou non. On com­prend que cer­tains aient voulu échap­per à la tyran­nie du sens et retrou­ver le babil ori­gi­nel. Ils ont eu rai­son. Mais est-on sûr que ce babil fût lui-même insensé ?

Com­ment définiriez-vous votre “action­nisme” ?
Il fau­drait d’abord savoir de quelle sorte d’action il s’agit : praxis ou poiê­sis ? « La vie est une action (praxis), pas une pro­duc­tion (poiê­sis) », dit Aris­tote (Poli­tique livre I, chap. IV, 1254 a). Jolie phrase, non ?

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Ma com­pagne Marie-Hélène est pho­to­graphe, comme vous savez. Je vis donc envi­ronné d’images. Une de mes acti­vi­tés consiste à inter­ro­ger cha­cune d’elles. Quant à savoir quelle fut la pre­mière à m’« inter­pe­ler » (pour reprendre votre mot), impos­sible de le déci­der ! Les images s’accumulant abo­lissent le temps.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Le pre­mier livre que j’ai lu inté­gra­le­ment avait pour titre Une esca­pade. C’était l’histoire d’un enfant qui voyait la mer pour la pre­mière fois. Madame Pon­tal fut Celle qui m’apprit à lire. J’ai un peu oublié les traits de son visage, non sa beauté ni sa gen­tillesse ! Avec elle, les choses n’ont pas traîné ! Je me revois dans la cour de récréa­tion (pour­quoi dans la cour et non dans la classe ?) en train de déchif­frer une phrase. Madame Pon­tal est à mes côtés. Elle me reprend avec dou­ceur chaque fois je tré­buche. Je suis stu­pé­fié par la pro­non­cia­tion du mot femme.

Quelles musiques écoutez-vous ?
J’aime les musiques qui ne font pas oublier qu’elles sont de la musique. Bou­lez, par exemple. Ou Bach.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Long­temps j’ai aimé relire L’Agence Bar­nett et Cie de Mau­rice Leblanc, Paris, 1928. Sur­tout le pre­mier cha­pitre. Sur­tout le pas­sage où Jim Bar­nett (alias Arsène Lupin, le lec­teur l’aura vite com­pris), ayant remar­qué de très légères traces d’usure sur un des pan­neaux d’étoffe du revê­te­ment mural, dit à l’épouse du ban­quier Asser­mann : « Me permettrez-vous, madame la baronne, de haus­ser res­pec­tueu­se­ment les épaules ? » J’ignore tout à fait les rai­sons pro­fondes pour les­quelles j’ai été si long­temps… com­ment dire ? fas­ciné ? — bien que ce mot m’agace un peu — par un texte somme toute bien pâle si on le com­pare à l’ensemble de la bibliothèque !

Quel film vous fait pleu­rer ?
Tous les films, pourvu qu’ils soient très beaux. Théo­rème de Paso­lini, par exemple. Notam­ment lorsque le jeune Pie­tro, dans son ate­lier, découvre ce que sera désor­mais sa pein­ture : ayant fermé les yeux, il fait cou­ler de façon aléa­toire la cou­leur (bleue) sur la toile éten­due sur le sol. Je vois dans ce film bien davan­tage qu’une « satire de la bour­geoi­sie », comme le répète la cri­tique officielle.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un indi­vidu que je fré­quente assi­du­ment depuis pas mal d’années et que je ne com­prends tou­jours pas bien.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À per­sonne. Quand je n’écris pas à quelqu’un, ce n’est pas timi­dité mais paresse. Télé­pho­ner, c’est autre chose : je n’aime pas télé­pho­ner. Peur de déran­ger. Comme le confé­ren­cier que Fran­cis Ponge met en scène au tout début de sa car­rière (ensuite, il s’enhardira…) : « Ah ! mes­dames et mes­sieurs, mon haleine n’incommode-t-elle pas ceux du pre­mier rang ? Était-ce bien ce soir que je devais par­ler ? Assez, n’est-ce pas ? vous n’en sup­por­te­riez pas davantage… »

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Cette ville a pour nom Lion­taine. Elle n’existe pas. Notre frère aîné l’inventa et maintes fois nous la décri­vit, des­sins à l’appui. Le point de départ, bien réel celui-là, fut la sil­houette d’un châ­teau d’eau que nous aper­ce­vions au som­met d’une des côtes boi­sées qui entourent Étré­chy. L’enfant avait ima­giné que l’intérieur de cette construc­tion était entiè­re­ment et métho­di­que­ment amé­nagé, qu’elle conte­nait de nom­breuses pièces fonc­tion­nelles et habi­tées — un peu comme l’aiguille creuse d’Arsène Lupin, à Étretat.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
La proxi­mité n’est pas ce que je pri­vi­lé­gie ! J’aime ren­con­trer des gens dif­fé­rents de moi. La plu­part des écri­vains et des artistes qui ont compté pour moi m’ont d’abord retenu pour leur étran­geté (au sens propre du terme), m’offrant moins une confir­ma­tion, voire une réponse, qu’un ques­tion­ne­ment. Ainsi Beckett. Ou bien Chris­tian Prigent (que je n’ai ren­con­tré en vrai qu’en 1980) mais dont je connais­sais l’existence depuis plu­sieurs années déjà. Ou encore Hubert Lucot, l’auteur du Grand graphe (1970), de Pha­née les nuées (1981), de Langst (1985)… Et, plus récem­ment, le poète Phi­lippe Beck, que je suis tou­jours sur le point de com­prendre. Même les auteurs grecs qui se pressent sur les rayons de ma biblio­thèque m’ont d’abord été des énigmes. Vous l’avouerai-je ? La pre­mière fois que j’ai lu la 3e Pythique de Pin­dare, je n’y ai pas com­pris grand chose ! Si elle a fini par me deve­nir proche (comme vous dites), il m’a fallu pour cela beau­coup de temps et de tra­vail. Quant aux frag­ments d’Héraclite, que je ne cesse aujourd’hui de relire avec tou­jours le même plai­sir intel­lec­tuel, je sais (mal­gré les savantes hypo­thèses de Jean Bol­lack et de quelques autres) qu’ils nous res­te­ront à jamais obscurs.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
J’ai peu de goût pour les anni­ver­saires, je trouve ça tarte, et je me méfie tou­jours un peu des cadeaux : “timeo Danaos et dona ferentes”, comme dit l’autre.

Que défendez-vous ?
Mis à part ma propre liberté (à laquelle je tiens beau­coup), je n’ai plus l’énergie néces­saire pour défendre avec un mini­mum d’efficacité quelque cause que ce soit. Mais je n’en pense pas moins ! Cela ne veut pas dire que je me réfu­gie désor­mais dans la pure « indi­gna­tion » (comme ils disent depuis quelque temps). Cette indignation-là revient à se don­ner bonne conscience pour pas cher.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Une immense tris­tesse, évidemment !

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Oui, je sais, dire NON réclame sou­vent plus de cou­rage que dire OUI !… Mais pas tou­jours. Le « Oui » par lequel débute bru­ta­le­ment l’Iphi­gé­nie de Racine suf­fit à faire bas­cu­ler per­son­nages et spec­ta­teurs dans l’espace épou­van­table et vio­lem­ment éclairé de la tra­gé­die. On com­prend que le subal­terne Arcas ne soit pas d’accord pour s’y aven­tu­rer ! N’a pas la voca­tion du tra­gique, lui… Il essaie donc de per­sua­der Aga­mem­non son maître que ce n’est pas encore l’heure de dire oui et que le mieux serait peut-être de se recou­cher et d’attendre que le jour se lève, puisque tout dort encore, et l’armée, et les vents, et Nep­tune… Mais avec des gus comme Aga­mem­non, ça ne marche jamais ce genre d’argument. Tous des fous ! Et une fois que la tra­gé­die a démarré, bien malin qui saura l’arrêter !… Inévi­ta­ble­ment, l’ignoble sacri­fice sera accom­pli à la fin du 5e acte. Si la fille d’Agamemnon en réchappe in extre­mis (comme l’exige la bien­séance clas­sique), il fau­dra bien inven­ter une rem­pla­çante. Ce sera Éri­phile (lit­té­ra­le­ment : « celle qui aime la bagarre »). Elle se donne la mort à peine a-t-elle appris qui elle est.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
L’idée que vous auriez encore une ques­tion à me poser m’inquiète. On ne sait jamais avec les ques­tions. Cer­taines sont d’autant plus redou­tables qu’il est dif­fi­cile, voire impos­sible, de leur répondre par une pirouette…

Alain Fron­tier, Du mau­vais père, Les presses du réel, 2021, 56 p- 9, 00 €.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 12 août 2022.

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