Un crime de guerre gigantesque”. Entretien avec Mikhaïl Chevelev (Une suite d’événements)

Notre série d’entretiens avec des écri­vains russes ou rus­so­phones sur la guerre en Ukraine conti­nue. Mikhaïl Che­ve­lev est l’auteur du roman Une suite d’événements (Gal­li­mard).
L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

Entre­tien :

AdL : Etes-vous en Rus­sie actuellement ?

MC : Oui, à Moscou.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?

Mon impres­sion de la guerre avec l’Ukraine est simple : il s’agit d’un crime de guerre gigan­tesque. En revanche, il est dif­fi­cile de par­ler de l’état d’esprit de mes com­pa­triotes, en l’absence de deux sortes d’institutions : de médias indé­pen­dants et d’une socio­lo­gie libre. On n’a plus que des impres­sions per­son­nelles. J’observe trois types de réac­tions : l’indignation sin­cère des uns, l’indifférence obtuse de cer­tains autres et le loya­lisme ser­vile d’une troi­sième par­tie de la popu­la­tion. S’il faut par­ler de l’ensemble, on observe une dépres­sion sociale profonde.

A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?

Ceux qui ont un niveau intel­lec­tuel élevé ne croient pas à la pro­pa­gande. Mais le pro­blème, c’est que très peu de gens en Rus­sie peuvent consul­ter direc­te­ment les médias étran­gers. Certes, l’information nous par­vient – sur­tout par les réseaux sociaux. Tou­te­fois, la pro­pa­gande reste la source prin­ci­pale. Les uns y adhèrent, les autres la rejettent, mais l’image que les Russes se font du monde n’en reste pas moins inadéquate.

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?

Beau­coup d’intellectuels mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre. Ils le font le plus sou­vent en publiant sur les réseaux sociaux (des textes, des cari­ca­tures, des films docu­men­taires). Il est beau­coup plus rare de les voir pro­tes­ter dans la rue. Pour nombre d’entre eux, le som­met de l’engagement citoyen, c’est de cli­quer « J’aime » sous un post contre la guerre. C’est un effet de notre expé­rience de la vie sous un régime tota­li­taire, et ce qui se passe de nos jours en Rus­sie ne rend pas les gens plus optimistes.

Vous sentez-vous concerné par le dur­cis­se­ment de la censure ?

Pour par­ler fran­che­ment, ce n’est pas son dur­cis­se­ment qui m’inquiète. Le fait même que la cen­sure existe, c’est déjà trop, selon moi. Qu’elle devienne plus dure ou qu’elle s’adoucisse un peu, cela ne me semble pas d’une impor­tance décisive.

Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sant dans la situa­tion actuelle ?

Seul quelqu’un de déjà mort et enterré est impuis­sant. Mon métier est une chance : je peux tou­jours écrire. Quant à savoir où et com­ment je vais publier mes écrits, c’est un pro­blème qui finira par se régler.

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?

Dans les jours et les mois à venir, en Rus­sie, on verra s’aggraver la crise éco­no­mique, poli­tique et morale, engen­drée par l’échec de cette aven­ture mili­taire. Elle aura pour résul­tat la refonte totale de l’État. Craindre l’apparition d’une nou­velle et gigan­tesque Corée du Nord sur la map­pe­monde me semble outran­cier. Mais le che­min vers la nou­velle Rus­sie (ou plu­tôt, vers les nou­velles Rus­sies) sera semé d’embûches.

Avez-vous un mes­sage à adres­ser aux lec­teurs, aux jour­na­listes et aux écri­vains français ?

Je suis conscient que tous ceux qui vivent en Rus­sie (ou qui y vivaient jusqu’à ces der­niers temps) sont res­pon­sables de ce qui se passe. Et je n’ai pas l’intention de char­ger qui que ce soit d’autre d’une part de cette res­pon­sa­bi­lité. Mais aucun régime ne se déve­loppe en res­tant tota­le­ment isolé du monde alen­tour. C’est pour­quoi, plu­tôt qu’un mes­sage, je vou­drais adres­ser une demande, une ques­tion aux écri­vains, aux jour­na­listes et aux lec­teurs fran­çais. S’il vous plaît, deman­dez sur un ton assez sévère à M. Sar­kozy ce qu’il lisait dans les yeux de Pou­tine et de Lavrov à l’époque où il les fixait si attentivement.

pro­pos recueillis par agathe de las­tyns pour lelitteraire.com, le 13 avril 2022.

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine : les entre­tiens du litteraire.com”

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