Toute la planète nous abomine — merci Poutine !” Entretien avec Natalia Kim (Mon quartier)

Après nos échanges avec Maria Galina et Dmi­tri Lips­ke­rov, nous avons décidé de faire une série d’entretiens avec d’autres écri­vains russes ou rus­so­phones, en adres­sant les mêmes ques­tions à tous.
Nata­lia Kim, l’auteure de Mon quar­tier (éd. des Syrtes) a réagi aus­si­tôt à notre demande, et a com­plété ensuite ses réponses par un post-scriptum. Elle nous a priés de ne pas publier sa photo, pour des rai­sons qui lui appar­tiennent. L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

AdL : Etes-vous en Rus­sie actuellement ?

NK : Oui.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?

Pen­dant qua­rante ans, ma famille a passé chaque été à la cam­pagne en Ukraine. Nous avons une mai­son là-bas, j’y ai grandi et mes trois enfants y ont grandi, été après été. Natu­rel­le­ment, je souffre à l’idée de ne plus jamais revoir ma mai­son [ukrai­nienne], mais ce n’est rien com­paré à l’idée que je ne rever­rai peut-être jamais mes amis et mes voi­sins de là-bas – même à ima­gi­ner qu’il rede­vienne pos­sible de retour­ner là-bas dans quelques années, je serais inca­pable de regar­der dans les yeux les gens que j’y connais. Bien sûr, ils savent que moi et mes enfants ne sommes pas leurs enne­mis, mais les notions de conscience col­lec­tive et de res­pon­sa­bi­lité col­lec­tive existent. Je reste en contact avec eux ; cer­tains ont réussi à par­tir pour l’Europe, quelques-uns se sont enfuis de Kiev ou de Khar­kiv vers l’Ouest de l’Ukraine (c’était moins dan­ge­reux là-bas, mais main­te­nant, on y tire aussi), d’autres ont quitté telles grandes villes pour la cam­pagne. Mes connais­sances qui habitent à la cam­pagne hébergent actuel­le­ment des parents de tous les coins de l’Ukraine. J’ai mal et j’ai peur pour mes amis, pour tout le peuple ukrai­nien. Mon cercle de rela­tions [russes] n’est pas très grand, et cer­tains amis ont déjà quitté la Rus­sie, mais ils sont tous du même avis sur ce qui se passe actuellement.

A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?

Per­sonne de mes rela­tions ne regarde la télé­vi­sion russe, car cha­cun sait com­ment les infor­ma­tions s’y fabriquent et s’y contre­font. C’était déjà ainsi même avant 2014, et ces der­niers temps, cela a empiré. Nous avons la pos­si­bi­lité de lire les blogs des jour­na­listes russes qui ont été contraints de par­tir pour l’Occident, les chaînes Tele­gram ukrai­niennes, les médias blo­qués. Mais ce qui me fait un effet bien plus fort que l’ensemble des médias que je consulte, ce sont les récits, les pho­tos et les vidéos de mes amis [ukrainiens].

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?

Cer­tains de mes amis – pour la plu­part, des artistes ou des ingé­nieurs – ont par­ti­cipé à des mani­fes­ta­tions non-autorisées, ou ont pro­testé indi­vi­duel­le­ment, en res­tant immo­biles, en arbo­rant des signes anti­mi­li­ta­ristes. Ils ont été arrê­tés, empri­son­nés, jugés, condam­nés à payer des amendes. Récem­ment, une connais­sance, mère de six enfants, est sor­tie dans la rue avec un sac à dos où elle avait barré le mot “guerre“ et écrit le mot “PAIX“. Elle a été arrê­tée et jugée pour “dis­cré­di­ta­tion des opé­ra­tions de l’armée russe“, et on lui a infligé une amende de 50000 roubles. Du temps où nous étions enfants, en URSS, on nous appre­nait les slo­gans “PAIX AU MONDE ENTIER“ et “NONLA GUERRE !“ – et main­te­nant, il faut croire que de tels pro­pos sont nui­sibles pour mon pays : on peut vous y envoyer en pri­son pour cela, en vous décla­rant traître et ennemi. Mais ce n’est pas la pre­mière fois qu’on voit cela dans notre his­toire nationale.

Vous sentez-vous concer­née par le dur­cis­se­ment de la censure ?

Je vis dans des cir­cons­tances où il est inter­dit d’appeler la guerre une “guerre“ – par une sorte de casuis­tique démente. J’ai une for­ma­tion de jour­na­liste, et je suis en mesure de com­prendre qu’appeler le noir “blanc“ et vice-versa, sur toutes les chaînes de télé­vi­sion, c’est une arme puissante.

Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sante dans la situa­tion actuelle ?

Je me sens impuis­sante et j’ai très peur pour mes enfants – dans quel monde vont-ils vivre désormais ?

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?

Je l’ignore. Toutes mes prières et celles de mes amis – nous fai­sons par­tie d’un groupe inter­na­tio­nal qui prie ensemble tous les jours, par Zoom – demandent que le sang cesse de cou­ler, que la haine et la féro­cité quittent le cœur des hommes.

Avez-vous un mes­sage à adres­ser aux lec­teurs, aux jour­na­listes et aux écri­vains français ?

Je vou­drais que mes confrères fran­çais sachent qu’en Rus­sie, il y a beau­coup de gens qui ne vou­laient pas et ne veulent tou­jours pas qu’on tue des citoyens ukrai­niens paci­fiques. La plu­part de ces Russes ont peur d’exprimer clai­re­ment leur opi­nion, car ce peut être dan­ge­reux : ils risquent d’être chas­sés de leur tra­vail ou de l’université où ils étu­dient, et s’ils mani­festent en ville en por­tant des signes anti­mi­li­ta­ristes, on peut les arrê­ter, les tabas­ser, les envoyer en pri­son. Rappelez-vous com­ment on a étouffé le mou­ve­ment pro­tes­ta­taire en Bié­lo­rus­sie, en matra­quant, en tor­tu­rant les déte­nus et en les mena­çant. Ceux qui l’ont pu sont par­tis, mais tout le monde ne sau­rait se le per­mettre : on n’a nulle part où aller, on n’a pas assez d’argent, ou l’on ne peut pas aban­don­ner ses parents, vieux et malades.

Ces­sez de nous dire de sor­tir mani­fes­ter, de faire quelque chose ! Si vous viviez dans les mêmes condi­tions que nous, vous auriez com­pris à quel point c’est dan­ge­reux [de pro­tes­ter] pour la vie et pour le sort de chaque indi­vidu. Ne nous en veuillez pas de res­ter muets. Bien­tôt, notre pays sera com­plè­te­ment isolé du monde exté­rieur ; peut-être que nous l’aurons mérité, mais nos enfants n’y sont pour rien, et ils seront obli­gés de vivre dans ce pays. J’espère vive­ment que les autres pays pour­ront faire en sorte que le sang cesse de cou­ler en Ukraine, et que les mères de là-bas et d’ici puissent enter­rer et pleu­rer leurs fils, leur mari, leurs petits-enfants, leurs parents. Ensuite, le monde entier devrait aider l’Ukraine à res­sur­gir de ses ruines. Le Pape a consa­cré la Rus­sie et l’Ukraine au cœur imma­culé de la Mère de Dieu ; c’est en elle que je mets toute mon espé­rance. Que Dieu vous garde, et puissiez-vous nous juger moins dure­ment – ne jugez pas tout notre peuple à la même aune.

P.S. Agathe, encore quelques mots :

TOUTE LA PLANETE NOUS ABOMINEMERCI, POUTINE !

Je cite les vers d’un cer­tain poète :

« Soyez mau­dits, vous qui avez engen­dré Pou­tine, écrit le monde entier
Soyez mau­dits, vous qui avez sou­tenu la guerre
Soyez mau­dits, vous qui n’êtes pas allés mani­fes­ter et brû­ler le Krem­lin.
Tu es un citoyen russe, tu es donc cou­pable.
Si tu es de sang russe, dou­ble­ment cou­pable.
Si tu es Mos­co­vite, tri­ple­ment coupable. »

Les gens qui par­tagent mes opi­nions se retrouvent pris au piège. Les Ukrai­niens nous haïssent, le reste du monde aussi, tan­dis que dans notre pays, nous sommes consi­dé­rés comme des traîtres et des enne­mis.
Où pourrait-on s’enfuir ?… Com­ment vivre ici ?…
Une de mes connais­sances a été arrê­tée pour avoir écrit sur son t-shirt “NONLA GUERRE !“, elle a dû payer une amende, puis le rec­teur de l’institut où elle tra­vaillait l’a convo­quée et lui a ordonné de rédi­ger une lettre de “démis­sion volon­taire“. Elle a été for­cée de quit­ter son poste.

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine : les entre­tiens du litteraire.com”

pro­pos recueillis par agathe de las­tyns pour lelitteraire.com , le 28 mars 2022.

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