Entretien avec Dmitri Lipskerov (Le Dernier Rêve de la raison) : “Merci de ne pas condamner la Russie en bloc”

Après notre échange avec Maria Galina, nous avons contacté un autre roman­cier russe remar­quable, Dmi­tri Lips­ke­rov, qui exprime un point de vue dif­fé­rent sur les évé­ne­ments.
L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

Agathe de Las­tyns : Etes-vous en Rus­sie actuel­le­ment ?
Dmi­tri Lips­ke­rov : Non, je ne suis pas en Rus­sie. Ma famille a quitté le pays tem­po­rai­re­ment. J’ai des obli­ga­tions à l’égard de cer­taines mai­sons d’édition et de cer­taines entre­prises dans plu­sieurs pays.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos com­pa­triotes ?
Ce sont des impres­sions si fortes et diverses qu’il fau­dra une décen­nie pour prendre conscience de ce qui s’est passé. Les Fran­çais, par exemple, ont cédé leur pays à Hit­ler au bout de quelques jours. Quelque temps après, ils ont pris conscience de la situa­tion, et la Résis­tance s’est for­mée. Après la guerre, ce sont les jour­na­listes sérieux qui ont réflé­chi les pre­miers sur ce qui s’était passé au niveau glo­bal ; puis la docu­men­ta­tion sur tout le cau­che­mar qu’on avait vécu est pas­sée entre les mains des phi­lo­sophes, et c’est après la paru­tion de nom­breux ouvrages que les arts et les lettres ont com­mencé à mâcher le sujet à l’intention du simple citoyen…

Il reste beau­coup de tra­vail à faire à la Rus­sie aussi. Une chose est claire : ce n’est pas un pro­ces­sus linéaire, il ne s’agit pas d’un pays qui a tort tan­dis que tous les autres ont rai­son. Je ne com­prends pas, notam­ment, pour­quoi l’Europe ne fait pas la dif­fé­rence entre le peuple russe et l’Etat russe. Est-ce qu’on peut accu­ser 140 mil­lions de gens de ce qui se passe ? Parmi eux, il y a de vieilles femmes qui n’ont que cent dol­lars de retraite men­suelle, des enfants qui seront pri­vés d’enfance nor­male, des artistes et d’autres acteurs du domaine cultu­rel, qui sont désor­mais effa­cés du pro­ces­sus cultu­rel international.

Il y a encore mille “pour­quoi“ !!! Pour­quoi l’Europe est-elle res­tée muette quand les Etats-Unis ont com­mis des vio­lences en You­go­sla­vie et au Proche Orient, en tuant des cen­taines de mil­liers d’innocents ? Ou quand les Etats-Unis ont engen­dré, par leur poli­tique, Al Qaeda et les tali­bans ? Pour­quoi per­sonne ne hurle, sur les écrans de télé­vi­sion du monde, au sujet des enfants afri­cains qui meurent de faim et de soif, ne pou­vant même pas s’abreuver à une flaque, faute de pluie !? Et com­bien de guerres y a-t-il en Afrique actuel­le­ment ? Qui les com­mente en Europe ? Personne.

A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étran­gers ?
La pro­pa­gande existe par­tout et per­sonne ne sait qui sont ses vic­times ou qui la voit d’un œil cri­tique. Je suis un homme d’un cer­tain âge, qui a vécu en URSS, et qui connaît la nature du pou­voir tota­li­taire. Les Russes qui le sou­haitent peuvent accé­der à des infor­ma­tions alter­na­tives et ils décident eux-mêmes du cré­dit qu’ils vont leur accor­der. Aucune pro­pa­gande n’est la vérité ! C’est ce qu’il faut com­prendre ! La pro­pa­gande, c’est tou­jours du “fake“, y com­pris celle qui pro­meut une façon de vivre saine.

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?
Nombre d’entre eux expriment leur rejet de la guerre et du régime qui l’a com­men­cée ; quelques-uns ont peur de le faire et je les com­prends. J’ai un fils en bas âge, et j’ai peur à l’idée que l’Europe et les Etats-Unis ont inventé une machine qui va ren­voyer la Rus­sie dans le passé. C’est une stra­té­gie à courte vue. Et le contre­coup éco­no­mique tom­bera sur l’Europe, pas sur les Etats-Unis. Tout tri­bu­nal euro­péen condam­ne­rait le fait de pri­ver des gens de leurs pro­prié­tés inalié­nables et de leur pré­somp­tion d’innocence, par des choix poli­tiques. Je suis un citoyen ordi­naire ; j’ai une voi­ture ache­tée en Alle­magne, achat qui a fait l’objet d’un contrat juri­dique. Elle est tom­bée en panne, et la com­pa­gnie alle­mande a cessé de four­nir des pièces déta­chées, igno­rant ainsi notre contrat. Des entre­prises cessent de fonc­tion­ner, ce qui revient à bri­ser des vies humaines. Où sont les lois aux­quelles cor­res­pondent les sanc­tions ? Elles n’existent pas ; il s’agit d’un pro­cédé de guerre hybride. A qui pro­fite tout cela, d’après vous ? A ceux qui peuvent faire la guerre sans rien perdre !

Vous sentez-vous concerné par le dur­cis­se­ment de la cen­sure ? Avez-vous des dif­fi­cul­tés du fait d’avoir publié de nom­breux livres qui offrent une vision très cri­tique de la société sovié­tique et post-soviétique, dont Le Der­nier Rêve de la rai­son, Léo­nid doit mou­rir et L’Outil et les Papillons ?
Cela fait long­temps que je ne me sens plus concerné par la cen­sure. Cela ne m’intéresse plus, depuis long­temps, d’écrire du point de vue d’un pays, quel qu’il soit. Et je n’ai plus d’expérience qui soit inédite. Peut-être que ce qui se passe, et l’idiotie tec­to­nique du monde entier, me don­ne­ront une idée de livre.

Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sant dans la situa­tion actuelle ?
Je ne peux stric­te­ment rien faire ! Oui, je suis impuis­sant. Je serais inca­pable de prendre une arme et d’aller tuer des gens qui étaient mes frères du temps de l’URSS. La moi­tié de ma famille est d’Odessa. L’identité peut vous faire explo­ser le cerveau !

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?
La guerre “chaude“ va se ter­mi­ner, mais la guerre hybride durera des décen­nies. Pas moyen de savoir qui elle fera périr, mais tout le monde en sera tou­ché. Ils sont tous fous, celui qui est entré en guerre, celui qui l’a pro­vo­qué et ceux qui sou­tiennent le génocide !

Avez-vous un mes­sage à adres­ser aux lec­teurs, aux jour­na­listes et aux écri­vains fran­çais ?
Chers citoyens du grand pays qu’est la France, chers acteurs du domaine cultu­rel et du monde lit­té­raire, pre­nez le temps, toutes affaires ces­santes, de bien réflé­chir à ce qui se passe ! Pour le moment, les jour­na­listes ne font que de la pro­pa­gande. Avant la guerre, j’avais envoyé un de mes romans [tra­duits en fran­çais] à votre Pré­sident, avec une lettre où je lui disais que ce livre pour­rait lui don­ner une idée dif­fé­rente de l’attitude à avoir face à la Rus­sie. J’ai reçu des remer­cie­ments en réponse. De mon côté, je vous remer­cie de ne pas condam­ner la Rus­sie en bloc.

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine: les entre­tiens du litteraire.com”

Entre­tien avec Dmi­tri Lips­ke­rov réa­lisé par agathe de las­tyns pour lelitteraire.com le 20 mars 2022.

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