Lysistrata ou lorsque les femmes font la grève du sexe pour conquérir la paix : un propos risible pour un engagement audacieux et profond
Au cœur de la guerre du Péloponnèse, Lysistrata emmène les femmes dans sa quête de paix en usant d’un procédé pour le moins inattendu : une grève illimitée du sexe - “Ne faites plus l’amour, vous empêcherez la guerre !” Fini le repos du guerrier finie la guerre, alors ? Cette rare rencontre de la profondeur et du grivois constitue le titre de gloire du grand poète Aristophane — c’est dans cet esprit de gouaille philosophe que s’inscrit le travail du metteur en scène Rafael Bianciotto, dont l’adaptation est pleine d’humour et de charme mystérieux. Six acteurs pour vingt et un rôles et des marionnettes aussi merveilleuses que drôles.
1 — Rires du ventre : une scène de la dérision crue.
Indéniablement Aristophane — roi de l’Ancienne Comédie grecque — est le maître de la dérision enlevée, de l’humour salace et grandguignolesque — voyez ce Socrate hautain suspendu dans son panier grinçant et se clamant parvenu jusqu’aux Nuées et qui fit dire à Platon que le Comédien était l’un des responsables de la perte du Maître. Cette légèreté de ton, ce graveleux, marque son théâtre jusque dans les apostrophes du comédien au public représentant l’auteur pour défendre la valeur et le propos de sa pièce dans ce système de concours qu’étaient les cérémonies théâtrales grecques Comédien qui n’en usait pas moins d’une verve énorme à en faire bégayer un gouffre. Ce grand rire qui naît du ventre — voire du bas-ventre -, la mise en scène sait le servir avec délices, à renfort de marionnettes d’une plaisante laideur, de masques de bois aux expressions de bonne humeur proches du conte et d’un jeu dramatique hyperbolique où les adresses au public complice rappellent l’esprit des tréteaux, du théâtre populaire, esprit bien présent chez Aristophane, ce Rabelais de l’Antique.
2 — Sadiques Phallus.
Drôle monstrueusement comme Rabelais, Aristophane en avait aussi toute la profondeur — il s’agissait pour lui dans ses pièces de défendre l’esprit d’un peuple, les vertus de la démocratie mise en péril par les sophistes et les rhéteurs, l’harmonie de la Cité menacée par la ploutocratie et les barbares. Le mal est chez les mâles — propos peut-être naïf en apparence, mais qui sert une véritable critique de la perversion des institutions athéniennes ainsi que l’essor d’une réflexion réelle sur l’absurdité de la guerre, et donne prise à une interrogation sur la place politique de la femme contemporaine. Questionnement que propagent avec une aisance fascinante cette poésie révoltée et vibrante qui inonde le texte, la musique épurée et mystique, le jeu suggestif des ombres et des lumières, le dépouillement du décor réduit à une toile blanche sur laquelle joueront les corps… À l’école des femmes révoltées, le phallus sadique devient dérisoire et aimant, se réveille de sa cruauté bête pour retrouver un bon sens qu’elles vont lui réapprendre pour retrouver sa vigueur de citoyen. Véritable dispensateur de bon sens dans cette critique enfiévrée des méfaits sans limite de la guerre — guerre entre frères hellènes toutefois ; les Grecs ne furent pas des pacifistes mondiaux — Aristophane sur cette scène nous convainc, et nous réapprend la douceur de la vie domestique loin des ambitions et de la rage de posséder contre tout Autre.
3 — Éloge de la Vie.
Car attention ! Le mal est chez les mâles, mais n’est pas de leur nature. Ces Grecs, ils ont bon fond. Ils partagent symboliquement les mêmes couleurs chatoyantes — safran, orangé resplendissant de chaleur ou ténèbres de Sparte — que les femmes ; ils partagent un même amour de la vie que celles qu’ils ont écartées de la scène politique, se privant alors de ce qui manque toujours au Pouvoir : l’amour. Cette pièce n’est pas une pièce féministe — ces femmes sont improbables, irréelles -, ni pacifiste, nous l’avons dit, c’est une pièce sur la Vie, son fond de joie et de jouissance qui devrait toujours déborder, son exubérance harmonieuse. La femme ici représente le principe de la vie — jouissante amante et mère aimante : le jeu tonique des actrices déborde de joie. Les femmes sont érotiques, elles qui n’ont pas été perverties par l’argent et l’ambition, la Guerre… Érotiques selon la vision d’Aristophane : celui qui dans Le Banquet chante le beau mythe de l’hermaphrodite originel — fusion et harmonie des contraires aujourd’hui séparés et en quête l’un de l’autre — ce n’est pas Socrate, mais bien lui… Hermaphrodite même d’une vieille et d’un vieux, amour de marionnettes squelettiques, naines, décrépites, satiriques, lyriques…
Une adaptation lyrique, pleine d’humour et d’énergie qui réveille, par son dépouillement scénique, ses artifices de marionnettes et de masques, sa musique envoûtante, les vertus mystiques et profondes de ce poète qui jouait à l’autel des dieux.
Lysistrata (la grève du sexe)
Comédie en masques et marionnettes — 1 h 20 sans entracte
D’après Aristophane (texte français d’Isabel Garma Berman)
Mise en scène :
Rafael Bianciotto
Distribution :
Ombline de Benque, Nicolas Biaud-Mauduit ou Sylvain Juret, Frédérique Charpentier, Laetitia Hipp, Harald Leander et Valérie Pangallo.
Collaboration artistique :
Mario Gonzalez
Assistant mise en scène :
Éric Tinot
Masques :
Étienne Champion
Costumes :
Marion Laurans
Musique :
Vincent Bouchot
Marionnettes :
Ombline De Benque (Stratégies du poisson)
Lumières :
Jean Grison
Chorégraphie :
Nathalie Van Parys
Maître de chant :
Nathalie Duong
Chargée de production :
Anne-Dominique Défontaines
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Du 6 septembre au 16 octobre 2005 au Théâtre 13 |