Penser est fondamentalement coupable
Pendant que le public s’installe, deux hommes plaquent de grosses lettres sur un mur, à la façon des colleuses dénonçant les violences faites aux femmes. Les slogans disent le lien paradoxal entre la révérence à l’égard de la transcendance et la révolte contre l’injustice sociale. Les deux frères racontent sur un mode plaisant le conte du XVIème siècle inspiré de Dostoïevski qui sera l’objet, ou plutôt le prétexte du spectacle.
On assiste à la confrontation de l’Inquisiteur et du prophète ; le censeur des âmes et des mœurs reproche au sauveur de venir déranger les affaires humaines. Le dialogue constitue comme une fable métaphysique sur la liberté et la condition de servitude qui en est l’irrépressible corrélat. Le dialogue est l’occasion de rappeler au Christ les trois tentations auxquelles il a su résister ; il est accusé de ne pas avoir recouru aux principes d’organisation sociale qu’on lui proposait (le miracle, le mystère, l’autorité). A travers le procès de Dieu, c’est aussi la condamnation de la misère qui est proférée.
Viennent ensuite des scènes burlesques, où Donald Trump, Margaret Thatcher, Joseph Staline et Karl Marx jouent leur partition ridicule. Après avoir occis le sauveur, ils en ingurgitent les entrailles, chacun réduit à sa propre caricature. Le texte de Heiner Müller Penser est fondamentalement coupable fournit une interprétation de la Shoah, une réinterprétation du capitalisme comme collectivisation, du communisme comme individualisation ; Heiner Müller décrit un monde devenu sans contact, la déréalisation de la réalité produite par la technologie, qui conduit à la disparition du sujet.
La représentation est foutrement ambitieuse ; elle constitue une satyre du populisme, de notre dépendance constitutive, de notre rapport biaisé aux théories, de notre vocation à la spiritualité.
Un tableau foutraque, improbable, digne de Castorf, dans lequel on trouvera ce que l’on veut : de la teneur doctrinale, de l’ironie, de la mise en perspective de l’actualité, de la gravité et de l’humour. Incontestablement intéressant, autant que déroutant ; de la théâtralité avec son lot d’agacements.
christophe giolito
Le Grand Inquisiteur
d’après Fédor Dostoïevski
mise en scène Sylvain Creuzevault
© Simon Gosselin
avec
Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier.
Traduction française André Markowicz ; adaptation Sylvain Creuzevault ; dramaturgie Julien Allavena ; création musicale Sylvaine Hélary, Antonin Rayon ; son Michaël Schaller ; scénographie Jean-Baptiste Bellon ; vidéo Valentin Dabbadie ; costumes Gwendoline Bouget ; maquillage Mityl Brimeur ; masques Loïc Nébréda.
A l’Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, 75006 Paris, du 25 septembre au 18 octobre 2020, création, durée 1h30, avec le Festival d’Automne à Paris
Production Le Singe coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe avec le Festival d’Automne à Paris
« Le Grand Inquisiteur » est extrait du volume 1 des Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski, deuxième partie, livre cinquième, traduction André Markowicz, Actes Sud, coll. Babel, 2002.