Une formidable adaptation de l’étrangeté littéraire où Diderot brouille allègrement les genres…
Qu’est-ce donc que Jacques le fataliste et son maître* ? Un texte célébrissime, et fort prisé dans les écoles, ce qui l’érige au rang de “classique”. Mais c’est d’abord une étrangeté, une œuvre foisonnante et un peu folle — de celles qu’au Littéraire nous appelons des “loups solitaires”. Deux personnages, Jacques et son maître, chevauchent par les routes et conversent — Jacques est un bavard impénitent et son maître aime rien tant qu’à le faire parler, surtout de ses amours. Bien sûr la philosophie s’en mêle, et à la certitude de Jacques que chaque geste accompli ici-bas l’est parce qu’il a été écrit là-haut répond quelque ironie de son maître, lui de conviction contraire. Sous la tranquille pérégrination de deux beaux causeurs serait donc à lire un banal dialogue édifiant, prenant prétexte de la conversation de deux figures fictives pour énoncer de profonds principes métaphysiques ? Que nenni ! Ladite conversation sera souvent interrompue par des rencontres, des événements qui, à chaque fois ou presque, provoqueront l’amorce d’un nouveau récit, à son tour interrompu par un autre, qui se concluera avant le précédent… et ainsi de suite.
À partir d’une trame première — le voyage de Jacques et de son maître — s’engage un processus complexe de récits emboîtés. Cette complexité se double d’incessants changements formels : l’on est tantôt emporté par des passages narratifs, tantôt pris sans la moindre transition dans des suites de répliques rédigées comme s’il s’agissait d’un texte de théâtre, pour revenir à des échanges dialogués tels qu’on les trouve dans les romans, en passant par de longs développements où l’auteur s’invite en son “je” propre, juge ses personnages, interpelle le lecteur, lui prête parole et entame avec lui un dialogue fictif, raisonnant tel un magistersur les prescriptions théoriques de l’art d’écrire… Peinture drolatique et fine de deux caractères et des interactions subtiles qui jouent de l’un à l’autre, l’œuvre de Diderot est aussi une réflexion en direct sur la technique littéraire, une sorte de “leçon par l’exemple” de ce en quoi consiste l’art du romancier et/ou du conteur.
Il y a dans ce foisonnement de quoi séduire un homme de théâtre… séduction à laquelle a succombé Jean-Daniel Laval — créateur de la Compagnie de la Reine et directeur du théâtre Montansier de Versailles — qui s’est emparé du texte de Diderot au double titre de metteur en scène et d’interprète. Il joue le rôle de Jacques et donne la réplique à Jean-Paul Tribout, qui lui endosse l’habit du maître.
C’est un texte formidable, où il y a des passages sublimissimes, gouleyants… et d’autres franchement ennuyeux, s’enthousiasmera-t-il lors des rencontres de Plamon au lendemain du spectacle. Loin de se contenter d’une simple transposition scénique, Jean-Daniel Laval s’est livré à un profond remaniement de cette folie littéraire — une adaptation dans le meilleur sens du terme.
Les mots de Diderot et la chronologie de son récit ont été respectés mais de larges coupes ont été opérées, et le nombre de protagonistes réduit à deux, soit Jacques et son maître. L’argument de la pièce est ainsi resserré autour de ces deux personnages — leurs caractères, leur personnalité, leurs liens où se mêlent l’amité et le rapport de maître à valet. Pourtant, bien que les coupes soient nombreuses, rien de l’essentielle richesse du texte originel n’a été négligé : le principe d’emboîtement narratif demeure, et certaines des interventions de l’auteur ont été conservées — sauf que les adresses au lecteur sont envoyées au spectateur, et que les allusions livresques deviennent des références à la scène théâtrale.
Les pérégrins à cheval sont ici rivés à leur bivouac — à quoi se borne le décor. Les comédiens bougent beaucoup cependant ; ils utilisent parfaitement tout l’espace que leur offre la scène provisoire du jardin des Enfeus, poussant parfois jusque dans les gradins et jouant alors avec brio de l’opposition scène/hors scène autant que des interférences extérieures — cloches sonnantes par exemple.
Le spectacle s’élargit, s’épanouit tel un lotus géant tous pétales dehors alors même que déplacements et rencontres du roman sont “virtualisés” si l’on veut. Ne pourrait-on voir, dans la longue-vue que manipule le maître, le signe de cette virtualisation, le symbole de tout ce qui est celé au regard du spectateur comme du lecteur — les coupes pratiquées au nom de l’adaptation, les possibles auxquels l’écrivain renonce volontairement — ou inconsciemment ?
Chacun des interprètes donne au texte de Diderot l’impulsion, le rythme, le ton de la conversation la plus courante, la plus spontanée sans qu’aucune tournure en sorte blessée ; ils parviennent à couler les mots de Diderot dans une oralité naturelle qui respecte au mieux le niveau de langue — une réussite dont l’effet le plus remarquable est peut-être de dépouiller, sans les rendre inaudibles, les nombreux imparfaits du subjonctif de l’empois précieux dont les alourdit notre ouïe actuelle. Pris dans le tissu oral, ils s’entendent parfaitement mais sonnent aussi juste que les négations élidées ou les syllabes avalées dans les dialogues d’aujourd’hui.
Dans le feu des échanges on a quelque mal à saisir la profondeur philosophique de ce qui est dit sur la destinée, sur le grand rouleau et le réel pouvoir qu’a l’homme sur ce qui lui arrive… Happé par la verve des comédiens, par leur jeu aussi vif qu’un ruisseau de montagne et sous le charme de cette langue soutenue rendue familière par cette interprétation chaleureuse, on ne se sent guère disposé à réfléchir, à se demander si l’homme est maître de sa vie ou bien si son destin est déterminé à l’avance dans le grand rouleau… Mais ce n’est qu’une question de moment : le temps de la scène est celui du plaisir théâtral ; la réflexion, elle, viendra plus tard, dans le silence retrouvé, quand on aura tout loisir de s’interroger sur la destinée, le libre arbitre et autres vastes problèmes dont seuls les philosophes font leur pain quotidien. Pour cela rien de tel que de (re)lire de texte de Diderot — temps béni de la lecture, que l’on étire ou condense à son gré…
Est-ce si grave de ne pas tout saisir d’un spectacle ? Sans doute non… D’ailleurs, Jean-Daniel Laval avance même que le théâtre n’est pas fait pour que l’on comprenne tout. Les petites zones obscures de texte ou de mise en scène ne sont-elles pas ce qui sculpte le relief d’une représentation et lui confère son charme ? À propos de Jacques le fataliste il dira que son intention a été avant tout de rendre ce texte vivant. À cet égard, il a atteint son objectif. En plein dans le mille…
Ce soir, nous ne vîmes pas seulement deux hommes de théâtre se livrant à une interprétation flamboyante ; ce faisant, ils nous ont aussi montré de façon éclatante de ce que peut être le plaisir de jouer. Outre leurs mérites respectifs, l’un et l’autre formaient un duo sans faille : on sentait entre eux une complémentarité, une complicité parfaites qui exaltaient encore cette joie manifeste qu’ils avaient à être sur scène, passeurs d’un texte qui a dû les enchanter au plus haut point pour qu’ils le restituent si brillammnent. Nous assistâmes à un moment de pur bonheur théâtral, qui ne tient pas au seul talent des artistes mais, plus sûrement, relève d’une sorte de grâce miraculeuse et rare.
isabelle roche
Jacques le fataliste
Adaptation et mise en scène :
Jean-Daniel Laval
Assistante à la mise en scène :
Catherine Payet
Avec :
Jean-Daniel Laval et Jean-Paul Tribout
Costumes :
Anne Ruault
Lumières :
Rémy Bourgade
Décors :
Caroline Rossignol
Durée du spectacle :
1 h 20
* Édition consultée pour cet article :
Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (édition d’Yvon Belaval parue en 1973), Gallimard coll. “Folio classique”, mai 2006, 384 p. — 4,50 €.