Jacques le fataliste et son maître — 55e Festival de Sarlat

Une for­mi­dable adap­ta­tion de l’étrangeté lit­té­raire où Dide­rot brouille allè­gre­ment les genres…

Qu’est-ce donc que Jacques le fata­liste et son maître* ? Un texte célé­bris­sime, et fort prisé dans les écoles, ce qui l’érige au rang de “clas­sique”. Mais c’est d’abord une étran­geté, une œuvre foi­son­nante et un peu folle — de celles qu’au Lit­té­raire nous appe­lons des “loups soli­taires”. Deux per­son­nages, Jacques et son maître, che­vauchent par les routes et conversent — Jacques est un bavard impé­ni­tent et son maître aime rien tant qu’à le faire par­ler, sur­tout de ses amours. Bien sûr la phi­lo­so­phie s’en mêle, et à la cer­ti­tude de Jacques que chaque geste accom­pli ici-bas l’est parce qu’il a été écrit là-haut répond quelque iro­nie de son maître, lui de convic­tion contraire. Sous la tran­quille péré­gri­na­tion de deux beaux cau­seurs serait donc à lire un banal dia­logue édi­fiant, pre­nant pré­texte de la conver­sa­tion de deux figures fic­tives pour énon­cer de pro­fonds prin­cipes méta­phy­siques ? Que nenni ! Ladite conver­sa­tion sera sou­vent inter­rom­pue par des ren­contres, des évé­ne­ments qui, à chaque fois ou presque, pro­vo­que­ront l’amorce d’un nou­veau récit, à son tour inter­rompu par un autre, qui se concluera avant le pré­cé­dent… et ainsi de suite.

À par­tir d’une trame pre­mière — le voyage de Jacques et de son maître — s’engage un pro­ces­sus com­plexe de récits emboî­tés. Cette com­plexité se double d’incessants chan­ge­ments for­mels : l’on est tan­tôt emporté par des pas­sages nar­ra­tifs, tan­tôt pris sans la moindre tran­si­tion dans des suites de répliques rédi­gées comme s’il s’agissait d’un texte de théâtre, pour reve­nir à des échanges dia­lo­gués tels qu’on les trouve dans les romans, en pas­sant par de longs déve­lop­pe­ments où l’auteur s’invite en son “je” propre, juge ses per­son­nages, inter­pelle le lec­teur, lui prête parole et entame avec lui un dia­logue fic­tif, rai­son­nant tel un magis­tersur les pres­crip­tions théo­riques de l’art d’écrire… Pein­ture dro­la­tique et fine de deux carac­tères et des inter­ac­tions sub­tiles qui jouent de l’un à l’autre, l’œuvre de Dide­rot est aussi une réflexion en direct sur la tech­nique lit­té­raire, une sorte de “leçon par l’exemple” de ce en quoi consiste l’art du roman­cier et/ou du conteur.

Il y a dans ce foi­son­ne­ment de quoi séduire un homme de théâtre… séduc­tion à laquelle a suc­combé Jean-Daniel Laval — créa­teur de la Com­pa­gnie de la Reine et direc­teur du théâtre Mon­tan­sier de Ver­sailles — qui s’est emparé du texte de Dide­rot au double titre de met­teur en scène et d’interprète. Il joue le rôle de Jacques et donne la réplique à Jean-Paul Tri­bout, qui lui endosse l’habit du maître.
C’est un texte for­mi­dable, où il y a des pas­sages subli­mis­simes, gou­leyants… et d’autres fran­che­ment ennuyeux, s’enthousiasmera-t-il lors des ren­contres de Pla­mon au len­de­main du spec­tacle. Loin de se conten­ter d’une simple trans­po­si­tion scé­nique, Jean-Daniel Laval s’est livré à un pro­fond rema­nie­ment de cette folie lit­té­raire — une adap­ta­tion dans le meilleur sens du terme.

Les mots de Dide­rot et la chro­no­lo­gie de son récit ont été res­pec­tés mais de larges coupes ont été opé­rées, et le nombre de pro­ta­go­nistes réduit à deux, soit Jacques et son maître. L’argument de la pièce est ainsi res­serré autour de ces deux per­son­nages — leurs carac­tères, leur per­son­na­lité, leurs liens où se mêlent l’amité et le rap­port de maître à valet. Pour­tant, bien que les coupes soient nom­breuses, rien de l’essentielle richesse du texte ori­gi­nel n’a été négligé : le prin­cipe d’emboîtement nar­ra­tif demeure, et cer­taines des inter­ven­tions de l’auteur ont été conser­vées — sauf que les adresses au lec­teur sont envoyées au spec­ta­teur, et que les allu­sions livresques deviennent des réfé­rences à la scène théâ­trale.
Les péré­grins à che­val sont ici rivés à leur bivouac — à quoi se borne le décor. Les comé­diens bougent beau­coup cepen­dant ; ils uti­lisent par­fai­te­ment tout l’espace que leur offre la scène pro­vi­soire du jar­din des Enfeus, pous­sant par­fois jusque dans les gra­dins et jouant alors avec brio de l’opposition scène/hors scène autant que des inter­fé­rences exté­rieures — cloches son­nantes par exemple.
Le spec­tacle s’élargit, s’épanouit tel un lotus géant tous pétales dehors alors même que dépla­ce­ments et ren­contres du roman sont “vir­tua­li­sés” si l’on veut. Ne pourrait-on voir, dans la longue-vue que mani­pule le maître, le signe de cette vir­tua­li­sa­tion, le sym­bole de tout ce qui est celé au regard du spec­ta­teur comme du lec­teur — les coupes pra­ti­quées au nom de l’adaptation, les pos­sibles aux­quels l’écrivain renonce volon­tai­re­ment — ou inconsciemment ?

Chacun des inter­prètes donne au texte de Dide­rot l’impulsion, le rythme, le ton de la conver­sa­tion la plus cou­rante, la plus spon­ta­née sans qu’aucune tour­nure en sorte bles­sée ; ils par­viennent à cou­ler les mots de Dide­rot dans une ora­lité natu­relle qui res­pecte au mieux le niveau de langue — une réus­site dont l’effet le plus remar­quable est peut-être de dépouiller, sans les rendre inau­dibles, les nom­breux impar­faits du sub­jonc­tif de l’empois pré­cieux dont les alour­dit notre ouïe actuelle. Pris dans le tissu oral, ils s’entendent par­fai­te­ment mais sonnent aussi juste que les néga­tions éli­dées ou les syl­labes ava­lées dans les dia­logues d’aujourd’hui.

Dans le feu des échanges on a quelque mal à sai­sir la pro­fon­deur phi­lo­so­phique de ce qui est dit sur la des­ti­née, sur le grand rou­leau et le réel pou­voir qu’a l’homme sur ce qui lui arrive… Happé par la verve des comé­diens, par leur jeu aussi vif qu’un ruis­seau de mon­tagne et sous le charme de cette langue sou­te­nue ren­due fami­lière par cette inter­pré­ta­tion cha­leu­reuse, on ne se sent guère dis­posé à réflé­chir, à se deman­der si l’homme est maître de sa vie ou bien si son des­tin est déter­miné à l’avance dans le grand rou­leau… Mais ce n’est qu’une ques­tion de moment : le temps de la scène est celui du plai­sir théâ­tral ; la réflexion, elle, vien­dra plus tard, dans le silence retrouvé, quand on aura tout loi­sir de s’interroger sur la des­ti­née, le libre arbitre et autres vastes pro­blèmes dont seuls les phi­lo­sophes font leur pain quo­ti­dien. Pour cela rien de tel que de (re)lire de texte de Dide­rot — temps béni de la lec­ture, que l’on étire ou condense à son gré…
Est-ce si grave de ne pas tout sai­sir d’un spec­tacle ? Sans doute non… D’ailleurs, Jean-Daniel Laval avance même que le théâtre n’est pas fait pour que l’on com­prenne tout. Les petites zones obs­cures de texte ou de mise en scène ne sont-elles pas ce qui sculpte le relief d’une repré­sen­ta­tion et lui confère son charme ? À pro­pos de Jacques le fata­liste il dira que son inten­tion a été avant tout de rendre ce texte vivant. À cet égard, il a atteint son objec­tif. En plein dans le mille…

Ce soir, nous ne vîmes pas seule­ment deux hommes de théâtre se livrant à une inter­pré­ta­tion flam­boyante ; ce fai­sant, ils nous ont aussi mon­tré de façon écla­tante de ce que peut être le plai­sir de jouer. Outre leurs mérites res­pec­tifs, l’un et l’autre for­maient un duo sans faille : on sen­tait entre eux une com­plé­men­ta­rité, une com­pli­cité par­faites qui exal­taient encore cette joie mani­feste qu’ils avaient à être sur scène, pas­seurs d’un texte qui a dû les enchan­ter au plus haut point pour qu’ils le res­ti­tuent si brillammnent. Nous assis­tâmes à un moment de pur bon­heur théâ­tral, qui ne tient pas au seul talent des artistes mais, plus sûre­ment, relève d’une sorte de grâce mira­cu­leuse et rare.

isa­belle roche

Jacques le fata­liste
Adap­ta­tion et mise en scène :
Jean-Daniel Laval
Assis­tante à la mise en scène :
Cathe­rine Payet
Avec :
Jean-Daniel Laval et Jean-Paul Tri­bout
Cos­tumes :
Anne Ruault
Lumières :
Rémy Bour­gade
Décors :
Caro­line Ros­si­gnol
Durée du spec­tacle :
1 h 20

* Édi­tion consul­tée pour cet article :
Denis Dide­rot, Jacques le Fata­liste et son maître (édi­tion d’Yvon Bela­val parue en 1973), Gal­li­mard coll. “Folio clas­sique”, mai 2006, 384 p. — 4,50 €.

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