Médée Kali

Une mise en scène magni­fique, jetant sur ce texte fran­çais mêlant plu­sieurs mytho­lo­gies un peu de lumière extrême-orientale

Médée Kali : le livre

En neuf par­ties, que l’on ne sau­rait nom­mer scènes — parce qu’elles ne cor­res­pondent à aucun va-et-vient de per­son­nage — mais qui seraient plu­tôt des tableaux, Laurent Gaudé déroule le lent mono­logue d’une femme qui très vite se nomme Méduse. La Gor­gone au regard pétri­fiant. Mais elle se dit aussi Médée. Puis révèle sa nais­sance sur les bords du Gange. C’est ainsi une funeste tri­nité femelle, fusion fan­tas­ma­tique de trois figures d’une fémi­nité inquié­tante et mor­ti­fère, qui prend vie au fil de ce dis­cours — un dis­cours où le “tu” ne doit pas faire illu­sion : ce des­ti­na­taire, pro­téi­forme et sans nom arrêté, semble n’être pré­sent qu’à tra­vers les mots de celle qui parle. Ne doit pas s’imposer non plus comme “vraie” pré­sence de chair cette “voix des enfants”, que la typo­gra­phie dis­tingue de celle de Médée Kali — en ita­liques, d’une ryth­mique dif­fé­rente mar­quée par l’absence d’alinéas : leurs inter­ven­tions ne répondent pas aux paroles de Médée Kali ; elles se dévident en paral­lèle et n’instaurent pas de dia­logue, comme fil­trant de l’au-delà à moins qu’elles ne s’enracinent aux tré­fonds d’un délire allant crescendo.

Le texte de Laurent Gaudé, dépourvu de la moindre didas­ca­lie, entre­tient l’ambiguité, le doute — est-on pro­jeté des siècles avant notre ère, aux confins de la Grèce, aux portes de l’Orient entre légende et monde ter­reste, pour voir se dévoi­ler une par­tie de l’histoire de Médée revi­si­tée ? Ou bien s’agit-il d’une sorte de délire iden­ti­taire prêté à une femme non pas d’aujourd’hui, d’hier ou de demain mais qui serait de toutes les époques parce que moins réelle que resul­tat d’une cri­tal­li­sa­tion de toutes les frayeurs que la Femme ins­pire aux hommes ?
Mais quels que soient l’interprétation qui naît de la lec­ture, et le désar­roi dans lequel ce texte peut plon­ger au pre­mier abord, il reste d’une force magni­fique, empreint d’une pro­fon­deur tra­gique où ne sont pas mâchées les images dures de luxure, d’orgie, de vio­lence, de puan­teur ou de misère. Son rythme, aux scan­sions fortes, et les récur­rences de mots ou de groupes de mots for­mant refrain l’apparentent à un long poème ; il a une ampleur lyrique que seul un chant proche de la mélo­pée paraît pou­voir respecter.

Je suis née sur les bords du Gange,
Au milieu d’une foule épaisse qui sen­tait la lèpre et la sueur.
Un peuple qui bai­gnait sa nudité dans les eaux sales du fleuve.
Nous voilà, dès le début du second tableau, au seuil d’une des phases les plus fas­ci­nantes de ce texte, où la mous­son perle au bout des doigts de la jeune men­diante conduite au temple, où la danse imi­tée des ser­pents et des singes se mue en sor­ti­lège… Il faut un peu de temps sans doute, et plu­sieurs lec­tures, pour s’acclimater à Médée Kali. Mais la lec­ture seule, ici, n’a pas grand sens : comme pour tout texte dra­ma­tique, il faut être confronté à sa trans­po­si­tion scé­nique pour en appré­hen­der la véri­table dimension…

Laurent Gaudé, Médée Kali, Actes Sud Papiers, 2003, 49 p. — 7,50 €.

NB - Laurent Gaudé, auteur de six autres pièces de théâtre toutes publiées chez Actes Sud (Com­bats de pos­sé­dés, Ony­sos le furieux, Pluie de cendres, Cendres sur les mains, Le Tigre bleu de l’Euphrate et Salina), est éga­le­ment roman­cier. Cris (2001), La Mort du roi Tson­gor (2002 — Prix Gon­court des lycéens 2002 et Prix des libraires 2003) et Le Soleil des Scorta (prix Goun­court 2004) sont publiés par le même éditeur.

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Médée Kali : le spectacle

L’espace est confiné ; res­serré sur le noir ambiant — des murs, de la scène — où perce la note rouge des sièges, il paraît tout juste étu­dié pour accueillir cette pièce — du moins telle que mise en scène et inter­pré­tée par la jeune artiste coréenne Hyun­joo Lee, qui en révèle de façon lumi­neuse l’étrangeté tra­gique, entre deuil et pas­sion, sen­sua­lité et meurtre. Du rouge au noir. Et en effet Hyun­joo Lee joue en rouge et noir. Par son cos­tume — rouge d’abord noir ensuite — et par la cou­leur de sa voix puis­sam­ment posée, à la dic­tion étran­ge­ment incan­ta­toire, allant de la force pas­sion­née à l’extrême ten­sion de l’angoisse déses­pé­rée quand elle appelle ses enfants morts. Tan­tôt rouges ou noirs aussi ses regards, d’une éton­nante expres­si­vité magné­tique : intenses et cou­lés de biais, ardents, pour séduire les homes qui la regardent ; sombres et affo­lés quand l’emprise des petits morts s’accroît. Mais la voix et les gestes ne sont pas seuls : ils sont sou­te­nus par des jeux de lumière remar­quables et par une musique ori­gi­nale, que l’on sent nour­rie d’influences coréennes et qui laisse fil­trer des bruits de foule, des bruits quo­ti­diens comme la pous­sière des routes s’agrippe à vos pieds pen­dant que vous marchez.

C’est bien un voyage qu’il s’agit d’évoquer : des bords du Gange à la Grèce, puis de la Grèce vers l’Inde à nou­veau. Un voyage mémo­riel aussi, recu­lant au plus pro­fond des sou­ve­nirs, jusqu’à la nais­sance elle-même. Alors tout en par­lant — mais ce mot ne convient guère : c’est entre chant et invo­ca­tion, entre mélo­pée et décla­ma­tion, que se situe l’énonciation de Hyun­joo Lee — Médée Kali, qui marche et se sou­vient, dévide un filin qui va peu à peu des­si­ner un péri­mètre rec­tan­gu­laire et enclore la scène. Médée Kali s’y enferme. Puis au fur et à mesure que les voyages s’accomplissent, avec non loin d’elle ce “tu” qui la suit, des­ti­na­taire de ses mots, l’intérieur du péri­mètre cordé s’emplit d’autres filins croi­sés, recroi­sés, croi­sés encore, en un réseau tou­jours plus ténu jusqu’à figu­rer une toile d’araignée. Méta­phore évi­dente du che­min par­couru, de la des­ti­née, du piège que Médée Kali tend aux hommes et du délire dans lequel elle paraît som­brer, maté­ria­li­sant aussi, sans doute, le lien indis­sou­luble entre la mère et ses enfants autant que celui noué entre la femme et son sui­veur — évo­cant par là cet autre fil bien grec, celui qu’Ariane offrit à Thé­sée - ce dévi­de­ment continu mais qui s’interrompt par­fois et dont le rythme varie, est comme une por­tée sur laquelle s’accrochent les dépla­ce­ments et les gestes minu­tieu­se­ment cho­ré­gra­phiés de Hyun­joo Lee.

Ou plu­tôt comme un large ruban de soie… Ses gestes souples à la ryth­mique par­fai­te­ment modu­lée, épou­sant les pics de pas­sion comme les affres de l’angoisse, drapent l’espace scé­nique de la même façon que l’étoffe rouge — tro­quée plus tard contre un tissu noir fine­ment rehaussé d’or — nouée au cou et dont le tombé rase le sol, enve­loppe son corps. A ces jeux de déploie­ments viennent s’ajouter les linges blancs que Médée Kali sus­pend à l’une des cordes pour don­ner corps à ses enfants morts, dont la bande son fait entendre les voix. Com­ment mieux dire que, morts, ils sont deve­nus fan­tômes, âmes errantes inquiètes de n’avoir pas la sépul­ture qui leur convient ? Ces linges blancs ne sont pas seule­ment une méta­phore spec­trale des enfants égor­gés ; ils sont aussi l’écran — souvenir-écran ? — der­rière lequel est rejouée, en ombre chi­noise, la sinistre mise à mort tan­dis que son dérou­le­ment reflue dans la mémoire de Médée Kali. Cette esthé­ti­sa­tion suprême du meurtre, que par­achève la cal­li­gra­phie au pin­ceau et à l’encre noire sur deux des pans blancs, est peut-être l’un des plus beaux moments visuels du spectacle…

Comme Laurent Gaudé a mêlé trois figures mytho­lo­giques liant l’Inde et la Grèce, Hyun­joo Lee a su jouer avec talent du métis­sage entre l’Extrême-Orient et l’Occident, insi­nuant même par endroits des chants en coréen. Ce qu’elle a créé autour de ce texte ambigu, un peu décon­cer­tant, est d’autant plus riche qu’elle a réussi, par la grâce de sa sen­si­bi­lité, à nuan­cer de fra­gi­lité la mons­truo­sité mor­ti­fère de la sombre tri­nité qu’incarne Médée Kali.
Il émane des dépla­ce­ments cho­ré­gra­phiés de Hyun­joo Lee, de sa ges­tuelle dan­sée et ryth­mée avec pré­ci­sion, de sa dic­tion incan­ta­toire et mélo­dique qui place des accents où on ne les attend guère, un charme d’une rare puis­sance, qui envoûte infi­ni­ment. L’on ima­gine mal que le texte, don­nant la parole à une magi­cienne déchi­rée et san­gui­naire mâti­née d’une Gor­gone et d’une déesse de la Mort, puisse être mieux servi. En une heure de spec­tacle, Hyun­joo Lee offre une inter­pré­ta­tion et une mise en scène d’une richesse dont il serait vain de pré­tendre évo­quer toutes les sub­ti­li­tés. La meilleure manière de rendre jsu­tice à son tra­vail est de vous inci­ter à aller la voir sans tarder…

isa­belle roche

Médée Kali
Mise en scène et inter­pré­ta­tion :
Hyun­joo Lee
Voix des enfants :
Tho­mas et Laura Ber­taud
Cho­ré­gra­phie :
Okia Lys Leloutre
Musique :
Jon Cha
Cos­tumes :
Karin Hérouard
Régie :
Céline Pamart
Durée du spec­tacle :
1 heure
Pro­duc­tion :
Com­pa­gnie Arda­lion, Pélagie…

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