Visitations
L’oeuvre de Meier garde dans le temps plastique littéraire une place particulière, originale. Elle peut sembler expérimentale : elle est avant tout naturelle dans l’approche de l’écrit et de l’image pour que “ça” parle.
Sur les fondations de ce qui fait trace, l’auteur et artiste remonte à l’origine : de la lettre d’une part comme de la ligne, au pan ou la tache de l’autre. Nul besoin de recours aux mythes qui pourraient reporter cette approche vers un certain platonisme. Ici la “paroi” est pariétale.
De ce fait, l’oeuvre est aussi charnelle que fantasmagorique, l’abstraction devient elle-même sensuelle. Ecrire et dessiner est donc cet éternel retour (mais dont la visée est le futur) à la recherche de l’origine même de l’acte d’écrire, de dessiner, de naître ou renaître de “ça” : c’est une tentative de donner la parole à un fondement intime autant qu’insaisissable.
Et ce, pas à pas, fragments par fragments du leporello. Ici, la “figuration abstraite” n’a rien à voir avec celle des mystiques : ce n’est plus la vaste entreprise de dissimulation du désir, de ses errances. Les “Visitations” de Meier proposent l’économie du fantasme de la visibilité.
Le signe (la lettre) et les formes ne désignent pas quelque chose d’extérieur : il et elles ne s’ajoutent pas à l’écriture ou à l’image, mais en deviennent l’expression aussi ascétique que charnelle.
Loin d’être dissimulation, elle n’est pas ostentation mais souligne l’illusion en une élaboration où la surface fait profondeur (de vue). Dégagé des fictions exagérées, l’artiste revient à un “sol” crevassé où s’étirent des plans sur la comète.
Mots et images, lorsqu’on tire dessus, viennent ensemble. Dès lors, de telles visitations désignent un rapport direct avec l’expérience du montrage ou de l’explicitation. Mais elles se passent du mot juste voire même juste du mot. Si bien que le leporello devient une suite de moments d’intuition et d’illumination de la puissance révélatrice d’une vérité fondamentale sur l’être et son destin.
Images et mots s’absorbent en eux-mêmes pour une présence dont la venue, toute pressentie, les éclairera et les remplira. Cela ressemble à une cantilène ou une fable ébauchée. Émanent de la pénombre toute féminine de l’inconscient le tracé et la lettre.
Les deux sont portés jusqu’à la transparence de l’expression de diverses natures, son épaisseur de mémoire, sa rêverie sur les obscurités du désir, sa nostalgie d’un impossible chemin qui serait de lumière et d’innocence et dont il ne reste, comme vertige et vestige, que le bouquet des ombres consumées.
Sans prévalence de la lettre ou de l’image l’une sur l’autre, ce travail reste une expérience intérieure et l’expression de l’existence. L’Enfance du verbe comme le péché de l’image (du moins si l’on en croit certaines traditions) passent avant tout le “reste” et témoignent d’un engagement total : la vie n’est souvent pour l’écrivain et l’artiste que le réduit le plus perdu de ses mots et de ses images.
Le tout sans la moindre déréliction desséchante mais avec quasiment une joie ancrée et encrée dans ce qui devient l’histoire d’un cheminement. Il a pour but de venir se boucler en quelque utérin séjour où, nouveaux Jonas dorlotés par les vagues, les signe s’échangent ou se mangent. Dévorer et être dévoré est ici le même plaisir et la même plénitude. Il n’y faut voir là aucun désespoir mais l’appel d’un éternel retour dans un projet anthropologique.
Meier s’efforce seulement de le déchiffrer dans les miroirs des songes collectifs ou individuels en une sorte de paradoxale “mythobiographie”. Car c’est seulement dans l’écart entre le texte et l’image que tout se crée, approximation par approximation en des opérations aussi subtiles que premières.
Les franges ambiguës d’espace et de temps — où lumières et ténèbres s’engendrent sans répit — créent un effet de pure immanence et rémanence.
jean-paul gavard-perret
Richard Meier, Illusion Sillon. Inépaisseur des illusions 4, Editions Voix, Richard Meier, 2020.