Frédéric Beigbeder, 99 francs (14,99 €)

Cette confes­sion d’un enfant du mil­lé­naire expose en quoi les marques ont gagné la World War III contre les humains.

Brief, brand review, insight, copy strat, rough­man, out­door, mains­tream, go/no go, key visual, pack­shot, brain­wash, base­line… La liste est longue, et non exhaus­tive ici, des vocables anglais fai­sant par­tie du sabir dont usent — et abusent tout autant — les publi­ci­taires qui se croient dans le vent.
Mais “qui sème le vent récolte la tem­pête” nous aver­tit en digne épi­gone de MC Solaar un SDF sosie du nar­ra­teur. Ce der­nier, Octave Parango, que son patro­nyme des­tine à incar­ner l’anti-type par excel­lence, est pourri jusqu’à la moelle par le milieu de la pub et le fric qui l’accompagne.

Etre concepteur-rédacteur dans une des plus grandes agences du XXè siècle (Ros­se­rys & Wit­ch­craft, dite la Rosse) devrait pour­tant faire de lui un beau parti, comme l’on dit. Mais voilà : Octave ne se suf­fit plus de ses mil­liers de kilo­francs, de sa dose quo­ti­dienne de coke et des mon­da­ni­tés pari­siennes sans fin. Il a même la bonne idée, lorsque sa femme Sophie lui annonce qu’elle est enceinte, de la pla­quer sur-le-champ afin d’affirmer sa liberté de mou­ve­ment, son indé­pen­dance de mec bran­ché qui pré­fère plu­tôt fri­co­ter avec Tamara, sa “pute pla­to­nique”.
Voilà qui est plus ten­dance. Il est un peu con, Octave.

La suite ? Elle consiste dans le dérou­le­ment effrayant, poussé jusqu’à son extré­mité logique, d’une cri­tique radi­cale de la pub. Lassé et écoeuré par les manoeuvres sub­ver­sives qui sont inces­sam­ment les siennes et celles de ses confrères pour subor­ner le public, la cible des consom­ma­teurs de masse, le jeune concepteur-rédacteur livre alors toute sa bile.
Son espoir est en effet d’être viré illico presto par ses supé­rieurs hié­rar­chiques à la lec­ture de son tes­ta­ment de publi­ci­taire in the moove - qui ne vaut pas plus de 99 francs (14,99 €) à ses yeux. Et de finir ses jours sur une île para­di­siaque où il par­tou­ze­rait avec deux putes en s’envoyant toute la coke pos­sible. Un rêve de grand gar­çon, quoi…

Chacun sait cepen­dant que la publi­cité, assi­mi­lée par Octave au fas­cisme hit­lé­rien, revient à faire rêver les gens de den­rées qui nor­ma­le­ment devraient être gra­tuites. Ou dont ils n’ont abso­lu­ment pas besoin. Il est donc logique que les délires oni­riques d’Octave lui échappent et soient réa­li­sés par d’autres à son insu : encore que, une fois infor­més qu’il s’agit en l’occurrence de sa femme et son patron, cette logique puisse s’avérer pour le héros au moins dis­cu­table !
Tou­jours est-il que le jeune requin de la publi­cité va y lais­ser une par­tie de sa rai­son parce que, happé dès lors par un série de ques­tion­ne­ments “méta­phy­siques” au lieu de faire son bou­lot : trou­ver l’ “accroche” requise du pro­duit lai­tier Mai­gre­lette. Pas de quoi en faire un fro­mage — sauf si cette errance le conduit quelques mois plus tard à tru­ci­der à Miami avec son copain d’agence Char­lie une vieille action­naire des fonds de pen­sion américains !

On men­ti­rait donc en affir­mant qu’au détour de ce roman le “tota­li­ta­risme publi­ci­taire” res­sort grandi : Beig­be­der qui en connaît les arcanes comme sa poche prend un malin plai­sir, selon tous les sens de l’expression, à en démon­ter métho­di­que­ment les rouages. Il le fait qui plus est avec un humour aussi salu­taire qu’irrésistible : les “dix com­man­de­ments du créa­tif” en sont un bon exemple, de même que la démons­tra­tion du pri­mat des slo­gans publi­ci­taires dans l’environnement du “vil­lage glo­bal” ou du mar­ché pla­né­taire.
Nul n’osera contes­ter que cette “confes­sion d’un enfant du mil­lé­naire” expose de manière impla­cable en quoi “les marques ont gagné la World War III contre les humains”. Qu’on se le dise : Big Beig­be­der is wat­ching you !

Les oppor­tu­nistes qui surfent sur la vague du “ter­ro­risme de la nou­veauté” ne sont jamais tou­te­fois que des vic­times, ce qui montre com­ment la publi­cité a pu deve­nir au XXe siècle LE moyen de com­mu­ni­ca­tion l’emportant de loin sur la poli­tique et la reli­gion. Cer­tains pas­sages flirtent ainsi auda­cieu­se­ment avec l’essai avant de retom­ber dans le sillon du récit sans pré­ten­tion édi­fiante. Il est vrai qu’Octave, en tant qu’écrivain, ne cherche à duper per­sonne : n’affirme-t-il pas dès les pre­mières pages de son livre que “la lit­té­ra­ture est déla­tion” ?
Mais c’est pour ajou­ter aus­si­tôt : “Je cher­chais par­tout à savoir qui avait le pou­voir de chan­ger le monde, jusqu’au jour où je me suis aperçu que c’était peut-être moi.” Fis­sure désen­chan­tée de l’identité au sein du monde moderne, le texte se pré­sente comme un miroir dif­fracté d’Octave, ren­voyant à six inter­pré­ta­tions du même ense­ve­lis­se­ment du per­son­nage prin­ci­pal sous les immon­dices du crétino-capitalisme : je, tu, il, nous, vous, ils. Avec bien sûr les inévi­tables (fausses) cou­pures publi­ci­taires les distinguant.

Quoi qu’il en soit, de la consom­ma­tion à la “consu­ma­tion”, le mar­ke­ting s’affiche bel et bien comme “une per­ver­sion de la démo­cra­tie”. A l’instar d’un La Boé­tie des affaires publi­ci­taires, Fré­dé­ric Beig­be­der dénonce en même temps sans mâcher ses mots la com­pli­cité et l’irresponsabilité du menu popu­laire qui ali­mente de ses propres fan­tasmes et appé­tits concur­ren­tiels le spectre des slo­gans ou “titres” tyran­niques…
Rendons-en lui grâces : 99 francs (14,99 €) est un ouvrage qui lie astu­cieu­se­ment punch et panache. Un roman qui ne loue jamais “le style Segala-bruyant-bronzé-gourmette-vulgaire” et fait du bien là où ça fait mal !

fre­de­ric grolleau

Fré­dé­ric Beig­be­der, 99 francs (14,99 €) , Gal­li­mard, Folio, 304 p. — 6,00 €

 

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