Un livre qui, à travers deux courts essais, touche à l’essentiel de l’humain : le rapport à soi, à la vie, à la mort
Notre époque est confrontée à d’importantes questions qu’il lui faut résoudre si elle veut avancer. Il y a quelques jours, Vincent Humbert mourrait, après avoir longtemps réclamé que l’on mette fin à sa vie, une vie qui n’en était plus une et qu’il considérait être devenue une injure à sa propre humanité. Ces jours-ci, Jacques Schlanger, professeur de philosophie à l’Université de Jérusalem, publie deux beaux textes, une Apologie de mon âme basse et un Éloge de ma mort.
Qu’y avait-il de commun entre ces deux hommes ? Ils ne se connaissaient apparemment pas, ils ne vivaient pas dans le même pays, et n’avaient probablement aucune chance de ne jamais pouvoir se rencontrer. L’un était jeune, et n’avait pas encore vraiment commencé sa vie qu’il la voyait déjà lui échapper, l’autre n’est pas encore un vieillard, mais a déjà atteint l’âge où l’on est en mesure de porter un regard sur son passé ; l’un était invalide et coupé du monde, l’autre est bien portant et profite de chaque bonheur qui se présente à lui ; l’un a finalement résolu de mettre fin à sa vie, et l’autre, enfin, est bien vivant et entend continuer à l’être aussi longtemps que possible. Et pourtant, à la lecture de l’un, on ne peut s’empêcher de rendre hommage au choix de l’autre, puisque pour l’un comme l’autre, la vie et la mort de l’Homme ne sauraient être considéraient comme telles si elles sont exemptes de dignité.
Ce sont ces thèmes graves que Schlanger aborde avec conviction, mais aussi avec sobriété, douceur et humilité, sous la forme d’une “philosophie de chambre”, une “manière privée, personnelle, intime, de philosopher”. C’est un dialogue “de bouche à oreille, de corps à corps, de vie à vie” que Schlanger entend instaurer entre lui et son lecteur. Toutefois, même s’il s’adresse à moi, plutôt qu’à nous, il n’oublie pas de souligner “qu’une philosophie de petit format n’est pas nécessairement une philosophie de petite portée”.
Cette “âme basse” à l’apologie de laquelle se livre Schlanger n’est rien d’autre que “l’ensemble des fonctions et des fonctionnements physiologiques, sensoriels et moteurs qui sont propres à notre organisme”, en opposition à “l’âme moyenne” qui “a trait aux sentiments, aux affections, aux passions”, et à “l’âme haute” qui renvoie à “ce qui en nous pense, médite, raisonne, calcule, apprécie, juge, décide”. Chacune de ces âmes compose le “moi” dans son entier” et leur interaction harmonieuse est indispensable à la bonne vie de l’individu, même si “être en bonne santé revient en fin de compte à avoir/être une âme basse sans s’en rendre compte”. Et l’on pense à nouveau à Vincent Humbert, dont “l’âme basse” n’avait précisément de cesse que de se rappeler violemment à lui, au point de prendre le dessus sur son “âme moyenne” et son “âme haute”, de lui imposer de renoncer à une vie d’homme véritable, et de finalement le contraindre à envisager la mort comme une délivrance, pour lui, mais aussi, probablement, pour son entourage.
C’est précisément dans ce contexte de disfonctionnement irréversible de notre “âme basse” que doit être envisagé cet “éloge de ma mort” que Schlanger nous propose ensuite, car “vouloir vivre comme il convient de vivre revient à accepter de mourir, et même de provoquer la mort, afin de ne pas avoir à vivre d’une manière inadéquate, (puisque) vivre seulement pour continuer à vivre, pour (sur)vivre le plus longtemps possible, n’est pas un but en soi”. Dans de telles circonstances, le choix de mettre fin à sa vie, de son plein gré, avec l’aide ou non d’une assistance extérieure, devient un ultime acte de vie, un ultime moyen, lorsque l’on a tout perdu, de ne pas perdre, en plus, son humanité.
Bien évidemment, chacun reste libre d’adhérer ou non à la pensée du philosophe, en fonction de ses références morales ou religieuses. Mais, en tout état de cause, il est à parier que quiconque voulant porter un regard critique sur notre époque et les questionnements qui lui sont propres verra dans ces deux essais un moyen précieux d’alimenter sa réflexion et de l’aider à se construire un destin d’homme ou de femme libre, aussi bien face à la vie, que face à la mort.
Joevin Canet
Jacques Schlanger, Apologie de mon âme basse suivi de Eloge de ma mort, Métailié, 2003, 106 p. — 9,00 €. |
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