Jean-François Vernay, La séduction de la fiction

Nicole Chardon-Isch est ensei­gnante en Lettres Clas­siques, Doc­teure en Sciences du lan­gage, men­tion com­plé­men­taire FLE

Le pou­voir de séduc­tion de la fic­tion trans­porte le lec­teur et crée avec lui un rap­port empa­thique et heu­reux ; c’est le constat que fait Jean-François Ver­nay. Mais com­ment expli­quer cet empor­te­ment, ce charme qui lie le texte et le lec­teur ? S’appuyant sur les neu­ros­ciences et les études lit­té­raires, le cher­cheur démonte les méca­nismes du pou­voir de la fic­tion, pro­po­sant une approche inno­vante riche­ment argu­men­tée.
Dans Plai­doyer pour un renou­veau de l’émotion en lit­té­ra­ture (Com­pli­cité, 2013), Jean-François Ver­nay, en esthète épi­cu­rien, évo­quait d’entrée de jeu les réflexions d’Horace et de Tzve­tan Todo­rov pour déplo­rer la séche­resse avec laquelle les textes lit­té­raires sont sou­vent abor­dés : point de sen­si­bi­lité, point de poé­sie mais l’abord aride de la cri­tique moderne ou tra­di­tion­nelle ! Il s’appuyait sur les pro­grès de la neu­ro­bio­lo­gie afin de prô­ner la réha­bi­li­ta­tion de l’affectivité et le recours à une “anthro­po­lo­gie nou­velle”, che­val de bataille du phi­lo­sophe Michel Lacroix. Il enten­dait mon­trer dans ce livre que “la lit­té­ra­ture se nour­rit bien de l’émotivité et que l’Homo sen­tiens qu’est le lec­teur ne sau­rait y être insen­sible” (p. 14).

Jean-François Ver­nay pour­suit cette piste dans son nou­vel essai, La séduc­tion de la fic­tion (Her­mann, 2019), une réflexion théo­rique qui prend pour objet la fic­tion roma­nesque, pour en cer­ner la fina­lité. En quoi la fic­tion répond-elle à un besoin ? Qu’est-ce qui entraîne son pou­voir de séduc­tion ? Quels grands pen­seurs viennent confor­ter la thèse de la pri­mauté de l’affect en lit­té­ra­ture ?
A l’inverse des écrits docu­men­taires, la fic­tion roma­nesque n’a pas de fina­lité pra­tique ou uti­li­taire. Elle n’est pas non plus une forme de recherche de la vérité, comme le serait un ouvrage scien­ti­fique ou phi­lo­so­phique. C’est une dis­trac­tion, une ima­gi­na­tion qui vient recréer le réel. Lorsque la fic­tion roma­nesque se maté­ria­lise dans un livre, son pou­voir de séduc­tion peut être induit arti­fi­ciel­le­ment par les tech­niques com­mer­ciales qui jouent sur la pré­sen­ta­tion attrayante du livre, sur l’impact des prix lit­té­raires, sur la publi­cité qu’assure le nom de l’auteur. Le livre, qu’il soit ancien ou contem­po­rain peut séduire par sa maté­ria­lité qui sol­li­cite les sens : vue, tou­cher, odo­rat et ouïe. C’est tout le pro­pos du pre­mier cha­pitre de La séduc­tion de la fic­tion.

Cepen­dant, les fic­tions roma­nesques séduisent éga­le­ment par la com­pli­cité qui se crée entre le lec­teur et les per­son­nages du roman et par exten­sion entre le lec­teur et l’auteur. Il s’agit de lec­ture empa­thique, voire de sym­biose spi­ri­tuelle, abor­dées au cha­pitre 2 avec l’attachement à l’objet livre. Jean-François Ver­nay va jusqu’à par­ler de ren­contre amou­reuse avec le livre, voire d’érogénéisation du texte : “pour séduire, il faut plaire et pour plaire, il faut par­fois dis­traire” (Plai­doyer pour un renou­veau de l’émotion en lit­té­ra­ture, p.  47).
Dans ce rap­port de séduc­tion, l’écrivain déploie ses atours et ses atouts pour empor­ter l’adhésion du lec­teur au récit. Ce duo amou­reux écrivain/lecteur est conforté par les théo­ries de Robert Scholes qui asso­cie créa­tion et pro­créa­tion en déce­lant “une homo­lo­gie entre les rythmes orgas­tique et roma­nesque” (La séduc­tion de la fic­tion, p. 101) !

De même, les recherches de Freud en psy­cha­na­lyse et sur les théo­ries de la sexua­lité viennent confor­ter le cher­cheur : le jeu auquel s’adonne très tôt l’enfant est créa­tion poé­tique et déploie­ment d’affects. L’enfant, tout comme le poète, l’écrivain, se crée un monde à lui, tous deux sont démiurges d’un monde. Ils font acte de liberté, s’affirmant face à la réa­lité, créant du plai­sir, reje­tant déplai­sir et sérieux exté­rieurs (Plai­doyer pour un renou­veau de l’émotion en lit­té­ra­ture, chp 5).
Il peut paraître exa­géré de pré­sen­ter l’écrivain comme un fabu­la­teur, marion­net­tiste conscient des plai­sirs orga­niques via la connais­sance du cer­veau et des émo­tions (La séduc­tion de la fic­tion, : chp 4, 6 & 7) ; pour­tant cet hédo­nisme artis­tique trouve un sub­strat scien­ti­fique grâce à la recherche en neu­ros­cience. Face à un envi­ron­ne­ment aver­sif, l’imaginaire devient com­plice de la réa­lité et la trans­forme à sou­hait, pour reprendre la thèse du psy­chiatre Roland Jouvent ( La séduc­tion de la fic­tion ‚p. 83). La vrai­sem­blance est cepen­dant ména­gée tant au niveau spatio-temporel qu’au niveau du carac­tère plau­sible des per­son­nages, garan­tis­sant la pro­jec­tion du lec­teur et son emprise affec­tive dans un monde certes trans­formé, mais qu’il reconnaît.

Les béné­fices sani­taires et ins­ti­tu­tion­nels de la fic­tion sont nom­breux et pas­sés en revue dans les cha­pitres 8 et 9 de La séduc­tion de la fic­tion, ample­ment argu­men­tés et fon­dés sur les tra­vaux de Pierre-Louis Patoine, Ros­lyn Arnold, Véro­nique Lar­rivé, Jean-Marie Shaef­fer et d’Alexandre Gefen, pour ne citer qu’eux. Ainsi la lit­té­ra­ture est goût, plai­sir, il convient donc de réha­bi­li­ter la sub­jec­ti­vité qui en est le socle. De même, il est impen­sable d’évacuer la jouis­sance esthé­tique, les théo­ries de la psy­ché et les avan­cées des neu­ros­ciences.
S’appuyant sur les neu­ros­ciences et la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive, Jean-François Ver­nay sou­tient que la fic­tion roma­nesque répond à un besoin fon­da­men­tal : le besoin de fabu­ler ou d’affabuler : “Comme la majo­rité des ins­tru­ments qui se veulent le pro­lon­ge­ment de notre corps, le livre de fic­tion pour­rait incar­ner le pro­lon­ge­ment des capa­ci­tés cog­ni­tives de notre cer­veau, sa pro­priété fabu­la­trice par exemple. Être impré­gné de fic­tion, c’est por­ter de l’altérité en ima­gi­na­tion – il ne s’agit pas tant d’une fenêtre sur cour (sur la sphère de l’intime) que d’une qui donne sur le gre­nier, espace dans lequel se déploie une kyrielle de micro­cosmes fan­tas­ma­tiques dont la coexis­tence est quasi quan­tique. Attendu que son acti­vité psy­chique pro­cure du plai­sir au lec­teur et obvie le déplai­sir, la fic­tion par­ti­cipe de la joie de vivre par l’enchantement de notre quo­ti­dien” (La séduc­tion de la fic­tion, p. 183). Ce besoin, uni­ver­sel et humain, est à la fois cog­ni­tif et émotionnel.

Souhai­tons à chaque lec­teur des lec­tures empa­thiques qui l’inondent d’émotions dans le monde de la fic­tion roma­nesque.
Il convient que les cher­cheurs, péda­gogues, didac­ti­ciens s’appuient sur cet ouvrage abon­dam­ment et sérieu­se­ment nourri pour un renou­vel­le­ment de la cri­tique littéraire.

nicole isch 

Jean-François Ver­nay, La séduc­tion de fic­tion, Paris, Her­mann, 2019, 216 p. — 24,00 €.

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