Vous qui croyez qu’en dehors de la trilogie bâtie par Thomas Harris autour du personnage d’Hannibal Lecter il n’y a rien qui vaille d’être lu en matière de thriller à psychopathes, peut-être devriez-vous réviser vos certitudes à la lumière de La Chambre des morts… Non que la Bête — ou le Monstre — imaginée par Franck Thilliez dépasse en cruauté morbide, en intelligence et en aptitude à la manipulation des psychismes Hannibal le Cannibale ; ni même que le roman soit d’une habileté hors du commun dans sa construction — on pourrait même déplorer quelques faiblesses, sur lesquelles nous reviendrons — ou qu’il présente des personnages particulièrement singuliers…
Mais l’on reste, tout au long de la lecture, sous le choc d’une écriture puissamment évocatrice, d’une sidérante richesse métaphorique et qui cultive avec non moins de bonheur images et comparaisons, où les rythmes phrastiques varient du plus ample au plus haché — juxtaposition de mots ou de petits groupes de mots qui tombent dru dans le récit comme une averse soudaine. Ne craignons pas de dire que l’écriture parfois se fait virtuose — et l’effet est détonnant : Franck Thilliez vous jette ainsi aux yeux aussi bien la pathétique beauté d’un paysage du Nord que l’ignoble terreur qui étreint le cœur de qui est face au Monstre. Cette beauté, vous la voyez, elle vous émeut aux larmes ; cette terreur, vous l’éprouvez et en avez les tripes tordues.
Ne nous payons pas de mots… face à une telle écriture, le moins mauvais hommage à lui rendre est d’en citer quelques parcelles.
Voici des personnages brossés à traits vifs et acérés :
Valet. Un masque de glace sur un corps en ébullition. Le ton sec comme un chardon. Meneur d’hommes et d’idées.
Clément Marceau, Monsieur Empreintes. Cheveux en brosse, lunettes rondes métalliques devant deux yeux pénétrants comme des rayons X.
.. une maison digne d’un romantisme gothique à son degré le plus sombre :
Une bâtisse à étages étouffée par le lierre. Des serpents étranglaient les briques, soulevaient les tuiles, chatouillaient les toits en pointe, à croire que la masse verte s’était érigée d’elle-même, tel un monstre d’algues accouché par les eaux.
… ou encore ce portrait social de la région du Nord :
Dans ce recoin noirâtre de la France, on naissait à un bord d’une chaîne de production, et on mourait à l’autre bout, comptant chaque soir pour s’endormir non plus des moutons mais des portières de voitures ou des pièces de disjoncteurs.
Ce style à la fois sobre parce qu’assis sur une syntaxe simple, et obscurément profond, tel un épais velours pourpre, tant il brasse dans les passages descriptifs de fascinantes images — ce style, donc, ne doit pas faire oublier l’intrigue qu’il sert…
Deux amis, Sylvain et Vigo, informaticiens récemment licenciés, se rendent nuitamment sur le site de leur ancienne entreprise pour en taguer les murs, histoire de se venger un peu. Et pour finir en beauté leur escapade, ils pénètrent dans un champ d’éoliennes, poussent leur voiture au maximum de sa vitesse tous phares éteints. En souvenir de leurs folies de jeunesse. Puis c’est l’accident : ils heurtent de plein fouet un homme qui succombe au choc. Sous l’effet de la panique, les deux jeunes gens chargent le cadavre et s’en débarrassent un peu plus loin, dans les marais. Non s’en s’être emparés du sac de leur victime : lesté de deux millions d’euros, il y avait là de quoi allécher des chômeurs aux abois. Mais très vite les dissensions se creusent entre Sylvain et Vigo ; leurs rapports d’amitié virent à une sordide relation de dominant à dominé. Là se noue déjà un récit. Auquel s’en greffe un autre, véritable plongée dans les pires abjections humaines celui-là : ces deux millions d’euros étaient une rançon destinée à acheter la liberté d’une fillette aveugle, Mélodie, enlevée par une Bête — non pas un kidnappeur particulièrement cruel mais rien moins qu’un psychopathe de la pire espèce…
L’originalité du roman vient de ce que Franck Thilliez a mêlé en un habile entrelacs narratif les menées de La Bête et ce récit parallèle induit par l’accident qui précipite deux jeunes informaticiens tranquilles — juste un peu aigris par leur licenciement récent — dans la délinquance criminelle. C’est le prétexte à l’installation d’un fascinant rapport de force entre ces deux hommes — un rapport de force qui évolue jusqu’à un abominable paroxysme, où l’on voit l’un se liquéfier littéralement, perdre toute fierté, toute dignité morale tandis que l’autre domine et se mue en un monstre de cynisme égoïste, enivré par l’argent comme par le crime dès lors qu’il a humé, de l’un et de l’autre, les tout premiers effluves. Sans doute ce désastre n’est-il que la mise au jour d’une ambivalence fondamentale sur laquelle reposait leur attachement amical, lequel ne peut résister à une remontée en surface aussi brutale des replis obscurs de leur personnalité, demeurés latents jusque-là.
Outre ce couple d’amis, la figure de la paire hideuse dont les membres sont liés par une aberration terrible du sentiment amoureux a une autre variante : la Bête et son complice — mais ne poussons pas plus loin l’analyse : de fil en aiguille nous risquerions de “tout vous dire”…
À la richesse stylistique évoquée plus haut répond une série de protagonistes aux caractères complexes, admirablement campés à travers des descriptions que magnifie l’art de l’auteur en matière de métaphores et d’images. Les fréquentes incursions dans les pensées des uns et des autres, à coups de passages en italiques, relèvent certes d’un artifice narratif assez convenu mais l’auteur y recourt avec beaucoup de justesse. Parmi les personnages les plus marquants, on retiendra les monstres, bien sûr, mais surtout le brigadier Lucie Hennebelle, une jeune femme aux formes épanouies, mère de deux jumelles, célibataire, dont le prénom solaire fonctionne comme antithèse de son intérêt pour la psychologie criminelle et la sorcellerie et qui vit avec, dans son salon, sa propre métaphore : une armoire aux vitres obscurcies, toujours fermée à clef.
Quant au vétérinaire quasi lycanthrope, personnage caricatural s’il en est, il compte parmi ces faiblesses évoquées plus haut, où l’on rangera, aussi, ces trop précoces et trop fréquentes visites dans l’antre de la Bête… qui apparaît nommément dès la page 16 ! pourquoi donc avoir acclimaté si tôt le lecteur avec le psychopathe ? on aurait aimé que la nuit soit plus longue, et mariner plus longtemps dans les mêmes tâtonnements que les enquêteurs…
Nonobstant, ce roman d’une indicible noirceur est remarquable. Mais il déconcerte encore par son dénouement. On a l’impression d’entendre un de ces morceaux de musique qui dérapent et s’achèvent dans un chuintement avorté alors que l’on attend une envolée, un dernier riff en apothéose… ou bien de visionner un film dont la bobine aurait rompu avant que ne soient projetées les ultimes séquences, laissant la pellicule en roue libre fouetter l’air. On s’attendait à pire, à plus noir, plus terrible — la faute au prologue, peut-être, et aux zones sombres taillées dans l’âme de Lucie, qui ont installé un effet d’attente déçu in fine. On se sent frustré au point d’être alors partagé : est-ce un bâclage imputable à une envie brutale d’en finir avec l’insoutenable, qui aurait sapé les dernières forces nécessaires au maintien de la tension narrative ? ou bien est-ce une volonté, justement, de tromper les inévitables conjectures qu’aura élaborées le lecteur ?
Eu égard à la qualité de ce qui précède, l’on est enclin à pencher pour la seconde hypothèse. Et puis après le dénouement proprement dit, reste l’épilogue… Franc de coupe, il est magistral.
isabelle roche
Franck Thilliez, La Chambre des morts, éditions Le Passage, coll. “Polar”, septembre 2005, 320 p. — 15, 00 €.