Blutch est devenu pour ce printemps maître de Strasbourg avec cinq expositions. Il s’y confronte - à la bibliothèque André Malraux — en prise directe avec ses goûts d’enfance côté bandes-dessinées (dont Tif et Tondu qu’il revisite). En d’autres lieux — dont le Musée d’Art Moderne — il dialogue avec d’autres artistes dont bien sûr Tomy Ungerer récemment disparu.
Après ses premières planches de 1988, Blutch chercha un personnage en vaquant entre Gaston Lagaffe ou Modeste et Pompon, le tout non sans inquiétude sexuelle au sein de telles approches. Toutes ses premières histoires tentent de répondre “à la terreur de la cour de récré” avec des modèles héroïques de type Steve Mc Queen. Bref, il y avait là repli, refuge et réponse aux brutes comme aux filles.
Pour lui, la bande dessinée est la vie face aux peintures mortifères christiques. Et, de retour dans sa ville, ses stations services, son collège il y montre ses planches où apparaissent des reprises des Dalton, Rantaplan, Lucke et son psychiatre. Peu à peu, pour Blutch, le dessin devient la pensée. Il ne hiérarchise pas en accouchant dans la confusion. Après ses variations de Tif et Tondu il renouvelle désormais leurs aventures en compagnie de son frère. Il crée 76 pages une de leur aventure non sans difficulté, qui ne se termineront pas avant la fin 2019.
Tif et Tondu y apparaissent soyeux, flous et volumiques et ce, dans un plaisir voluptueux et joyeux du pinceau même si Kiki (l’héroïne) lui pose des problèmes en balançant entre Monica Vitti, Mireille Darc et Stéphane Audrand au moment où les deux héros deviennent deux romanciers qui produisent une fiction (écrite par son frère et qui sera publiée chez Dargaud en juin.)
Dessinant aussi de petits formats, il se confronte également des collections d’art graphique d’hier et d’aujourd’hui : Gustave Doré par exemple. Le créateur rappelle des correspondances entre son travail et celui des autres (Topor, Dürer, Alechinsky, Steinberg, Ernst, Druillet, comme des croûteux et peintres du dimanche) dans un terreau commun sans hiérarchie. Preuve que toutes les productions humaines sont recevables et présentées ici dans une sorte de cabinet de curiosité.
Blutch fait parler le motif dans la joie de faire fonctionner des formes, sans but comme un créateur de l’art brut reprenant parfois les dessins de sa propre fille ou des gribouillis de Steinberg sans vouloir convaincre, régner, séduire. L’artiste fait parfois des dessins à son insu et contre tout pouvoir sans d’autre enjeu que de faire.
Chaque fois qu’il trouve un style, Blutch le quitte pour rester vierge et immaculé même dans ses dessins érotiques en revers de ceux d’Ungerer aux femmes ligotées. Le nu est pour lui un moyen de jouer avec les formes féminines de face ou de dos comme avec un regard-caméra auquel l’artiste est sensible lorsqu’il visionne des films.
Maître de la variation, Blutch ne cesse de créer des rythmes et des fluctuations. Celle du vivant comme du rituel de cérémonies secrètes et ludiques d’un théâtre - libidineux ou non — sans plonger dans l’anecdote ou le pur récit. Il s’agit toujours de ménager du mystère un peu à la Magritte.
Dans l’ombre du grand ancien Tomy Ungerer qu’il n’a pas connu par les livres d’enfants mais par “America” et “Fornikon”, Blutch le met au niveau de Sempé, de Chaval. Il a découvert avec lui la couleur. Il se refuse toujours à l’huile pour le pastel. Ces 5 expositions permettent une vision des obsessions de l’artiste.
Elle crée comme en revanche sur la vie et permet aux autres de supporter la leur.
Existent là un refuge et un jeu pénétrés par l’existence de leur créateur. Le motif n ne fait pas abstraction du monde qui l’entoure. Mais sans aller jusqu’à la violence qui s’empara d’Ungerer lorsqu’il “parle” l’Amérique avec un côté moraliste que Blutch refuse.
C’est tout à son honneur car cela évite une position de dominance et de jugement au profit de la grâce en annonçant des hors-champs qui restent impénétrables.
jean-paul gavard-perret
Blutch, Un autre paysage. Dessins 1994–2015, expositions, Divers lieux, Musées de Strasbourg, du 22 mars au 30 juin 2019.