Ray Bradbury, Chroniques Martiennes

Pros­pec­tive poé­tique désenchantée

Il fut un pays et une époque où la science-fiction, ché­rie du grand public, exhi­bait ses atours ; fleu­ris­saient alors les cou­ver­tures de maga­zines aux cou­leurs vives, illus­trant des conquêtes spa­tiales épiques, des courbes de jeunes femmes enle­vées par un savant fou ou un extra­ter­restre mons­trueux, des fusées atter­ris­sant sur une pla­nète exo­tique, d’hommes braves com­bat­tant robots et aliens ou œuvrant à la ter­ra­for­ma­tion d’une exo­pla­nète…
C’était la période 1930–60 aux États-Unis ; c’était une mul­ti­pli­ca­tion de pulps affi­chant en grandes lettres la science-fiction (Weird Tales, Ama­zing Sto­ries, Astoun­ding sto­ries of super-science, Galaxy science-fiction, If, Won­der Sto­ries, Pla­net Sto­ries…) ; c’était les pré­mices du comics et des super-héros avec Cap­tain Future ou Dr Futurity.

Dans cette effer­ves­cence lit­té­raire, Ray Brad­bury accède à la noto­riété grâce à un fix-up de short sto­ries publiées dans divers maga­zines, entre 1945 et 1950, ras­sem­blées sous le titre The Mar­tian Chro­nicles (1950). Cette recon­nais­sance ne fut pour­tant pas immé­diate et Brad­bury dut essuyer, au début des années 1940, les refus de nom­breux édi­teurs, et notam­ment du pres­ti­gieux Astoun­ding dirigé par John W. Camp­bell, au motif que ses œuvres étaient jugées trop poé­tiques et pas assez scien­ti­fiques.
À tel point que Brad­bury finit par incor­po­rer cette concep­tion très camp­bel­lienne d’une science-fiction dont l’assise scien­ti­fique se doit d’être suf­fi­sam­ment solide pour assu­rer une véri­table uti­lité pros­pec­tive. C’est pour­quoi il ajoute en 1997 une intro­duc­tion dans laquelle il s’étonne que ses Chro­niques Mar­tiennes soient consi­dé­rées comme de la science-fiction. Pour lui, « cette défi­ni­tion leur convient mal », dans la mesure où une seule nou­velle du recueil « [obéit] aux lois de la phy­sique appli­quée », arguant que son œuvre ne « relève pas de la science-fiction bon teint, rigou­reuse sur le plan tech­no­lo­gique »[1] . Au cours d’un entre­tien réa­lisé en 1999, il affir­mera même que ses Chro­niques mar­tiennes « ne sont pas de la science-fiction, c’est du fan­tas­tique ».[2]

Para­doxa­le­ment, l’œuvre fait par­tie des « grands clas­siques de la science-fiction », recon­nue comme tel par de nom­breux ouvrages spé­cia­li­sés. Elle appa­raît ainsi dans Le science-fictionnaire et Stan Barets juge que « la qua­lité du mes­sage comme celle de l’écriture font de ce roman un des plus jus­te­ment célèbres de la S.-F. moderne »[3]. De même Gil­bert Millet et Denis Labbé classent Brad­bury parmi « les maîtres de la science-fiction“[4] à l’instar de Jacques Sadoul [5] (tou­te­fois plus mesuré dans son avis), Lor­ris Murail [6], ou encore Annick Beguin [7].
Le fait est qu’il nous faut évi­dem­ment refu­ser cette vision pau­vre­ment étri­quée (pour ne pas dire faus­se­ment réduc­trice) d’un genre lit­té­raire qui, en réa­lité et par essence même, peut poten­tiel­le­ment inclure tous les autres genres. Raphaël Col­son et André-François Ruaud l’ont démon­tré en dési­gnant avec exac­ti­tude ce qu’ils consi­dèrent comme le « sujet uni­ver­sel » [8] de la science-fiction, véri­table liant de ce genre lit­té­raire pro­téi­forme : le deve­nir de la civi­li­sa­tion humaine ima­giné à tra­vers le prisme d’une période his­to­rique. Or, les Chro­niques Mar­tiennes s’inscrivent exac­te­ment dans la quin­tes­sence science-fictive et c’est pour­quoi elles enri­chissent aujourd’hui les cou­loirs de notre pan­théon de la science-fiction.

Pour Murail, l’imaginaire futur est un juge­ment porté sur le pré­sent et il est cer­tain que la science-siction raconte autant, si ce n’est davan­tage, une his­toire du pré­sent que du futur. L’imaginaire humain, aussi exu­bé­rant soit-il, se façonne à par­tir d’un sub­strat empi­rique, pré­sent ou passé, réel ou construit. En consé­quence, il porte néces­sai­re­ment les marques de son contexte d’écriture, ce que Col­son et Ruaud appellent « l’empreinte du pré­sent »[9].
Celle-ci se révèle non seule­ment entre les lignes des récits de science-fiction, mais éga­le­ment par leur agen­ce­ment. Le fait que Brad­bury ait vécu à une époque où les pulps étaient les sup­ports de publi­ca­tion pri­vi­lé­giés de la science-fiction a déter­miné la forme de son pre­mier roman. À ce pro­pos, il faut recon­naître que les nou­velles de l’œuvre sont inégales, n’abordent pas toutes le même sujet et que cer­taines n’ont pour seul inté­rêt que d’ajouter de la cohé­rence et de l’uniformité.

C’est le cas de la plu­part des his­toires “inédites”, rédi­gées uni­que­ment pour le recueil : L’été de la fusée, Le contri­buable, Le matin vert, Les pion­niers, Les Sau­te­relles, Le rivage, Inté­rim, Les Vieillards, Le Mar­chand de bagages et Les Spec­ta­teurs. Au-delà de leur écri­ture plai­sante et de leur méta­phore poé­tique, leur inser­tion dans le recueil ne sert qu’à appor­ter davan­tage de consis­tance, de conti­nuité et d’unité aux dif­fé­rentes nou­velles et de don­ner l’impression d’une trame cohé­rente.
Enfin, le fait que près d’un siècle se soit écoulé depuis la rédac­tion de ces nou­velles révèle ce que notre culture consi­dère désor­mais comme des arché­types en voie de désué­tude. À ce titre, les per­son­nages fémi­nins sont inexis­tants ou secon­daires et les rela­tions matri­mo­niales comme la repré­sen­ta­tion de la femme chez Brad­bury appa­raissent tout à fait sexistes et sté­réo­ty­pées, fai­sant montre d’une époque où le machisme était une évi­dence que l’on n’aurait pas même questionnée.

La pre­mière nou­velle, Ylla, relève d’un lyrisme qui, seul, sauve l’ensemble. Les des­crip­tions des Mar­tiens et de leur monde sont d’une exquise beauté et d’une ori­gi­na­lité toute poé­tique. Mais le fond est aujourd’hui déce­vant et les Mar­tiens, dans leurs rela­tions de couple et dans leur genre, sont iden­tiques aux humains : le mâle rustre et auto­crate règne sur la mai­son­née entre­te­nue par sa femme sou­mise, rêveuse, sen­sible et impuis­sante, éta­blis­sant avec une autre espèce une connexion psy­chique que son mari jugera for­cé­ment déli­rante.
Les femmes mar­tiennes sont, dans la nou­velle sui­vante (La nuit d’été), toutes en proie à cette sen­si­ble­rie pro­phé­tique, de même que leurs enfants. Non contents d’être “hys­té­riques” – ce trouble tout fémi­nin de l’émotivité – elles sont en plus infan­tiles : inca­pables de se contrô­ler dans leur lan­gage et natu­rel­le­ment affi­liées aux enfants.

Les Grands Espaces met en scène deux femmes et celles-ci sont, là encore, toute sen­si­bi­lité, amour, dépen­dantes de leur mari qu’elles suivent jusqu’au bout de l’univers, rêveuses, exal­tées et super­fi­cielles… La nou­velle est ainsi aro­ma­ti­sée à la (cucul la) pra­line puisque son pro­pos est le sui­vant : la seule chose capable de tra­ver­ser le temps et l’espace, c’est l’amour qu’a une femme pour son mari.
Ne nous sui­ci­dons pas tout de suite : Les Villes muettes se char­ge­ront d’achever les éga­li­ta­ristes ! Si l’histoire est rigo­lote, le mes­sage sous-jacent est qu’un homme, quel qu’il soit (dans l’histoire on ne sait pas si lui-même n’est pas moche et pénible), pré­fé­rera res­ter céli­ba­taire jusqu’à la fin de sa vie plu­tôt que de sup­por­ter la com­pa­gnie d’une femme pénible et moche.

Bien sûr, nous par­don­nons à Brad­bury son archaïsme concep­tuel du genre fémi­nin ; il n’est que le témoi­gnage d’une civi­li­sa­tion construite dès l’origine sur l’androcentrisme. D’ailleurs, le machisme est tel­le­ment inhé­rent à notre culture, qu’il se dif­fuse encore aujourd’hui dans le lan­gage, les expres­sions et les repré­sen­ta­tions men­tales les plus ano­dines. Aussi, Brad­bury n’était pas miso­gyne, ses récits n’étaient ni volon­tai­re­ment ni consciem­ment sexistes et l’auteur prend sou­vent le parti de dénon­cer une huma­nité intel­lec­tuel­le­ment pauvre, des­truc­trice, xéno­phobe et raciste.
En effet, bon nombre d’histoires mettent en scène le sté­réo­type du WASP [10] auto­pro­cla­mant sa supré­ma­tie. Les Chro­niques Mar­tiennes ren­voient incon­tes­ta­ble­ment au passé conqué­rant et colo­nial de la civi­li­sa­tion états-unienne, comme à son pré­sent post-esclavagiste.

Tout là-haut dans le ciel nous offre une foca­li­sa­tion interne sur un red­neck, grand pen­seur et phi­lo­sophe de la supré­ma­tie blanche, ful­mi­nant de rage d’assister à l’émancipation des Noirs et animé par une ferme inten­tion homi­cide lorsque son ancien lar­bin lui demande poli­ment ce qu’il fera pour s’occuper, la nuit, avec ses potes enca­gou­lés, quand les Noirs ne seront plus là pour être le récep­tacle de leur haine crasse. Le même type de per­son­nage est mis en scène dans Morte-Saison : un colo­ni­sa­teur patriarche animé par la seule ambi­tion du pro­fit mer­can­tile, prompt à dégai­ner son fusil et anéan­tir tout ce qu’il ne com­prend pas et lui fait peur…
Car c’est ainsi que l’humain conquiert un ter­ri­toire et le colo­nise : par la des­truc­tion, l’éradication totale des témoi­gnages pas­sés et l’importation inal­té­rée de sa culture. Cette vision ne peut que ren­voyer au passé colo­nial de l’humanité et plus par­ti­cu­liè­re­ment des États-Unis. Les Mar­tiens sont à l’image des natifs amé­ri­cains : exter­mi­nés par la mala­die et anéan­tis par les conqué­rants, le géno­cide se double alors d’un eth­no­cide et tous les témoi­gnages du passé rap­pe­lant la faste civi­li­sa­tion anté­rieure sont conscien­cieu­se­ment éra­di­qués. C’est le choc des civi­li­sa­tions : l’annihilation de l’une, conquise, par l’autre, conqué­rante et dénuée du moindre inté­rêt pour l’altérité. Brad­bury l’évoque avec beau­coup de nos­tal­gie et une dou­leur cer­taine, dis­si­mu­lée sous un ton cruel­le­ment tri­vial (Les Musi­ciens, L’Imposition des noms).

Mais c’est avec And the Moon Be Still as Bright [11], publiée en juin 1948 dans Thril­ling Won­der Sto­ries, que Brad­bury révèle toute la beauté de sa plume comme la force de ses idées. Il est l’un des pre­miers auteurs à pen­ser dif­fé­rem­ment la conquête spa­tiale et l’humain, ici, n’est pas un fier conqué­rant mais bien un enva­his­seur extra­ter­restre. Brad­bury, via le per­son­nage de Spen­der, met en pers­pec­tive le rela­ti­visme cultu­rel et inter­spé­ci­fique néces­saires à la com­pré­hen­sion de l’altérité.
De manière viru­lente, Brad­bury dénonce une huma­nité gros­sière et des­truc­trice, égoïste, impuis­sante face aux inté­rêts capi­ta­listes qui la dominent, se tar­guant d’être civi­li­sée alors que les humains ne sont que des sau­vages aveu­glés par leur arro­gance. Il reproche en outre à Charles Dar­win, Tho­mas Henri Hux­ley [12] et Sig­mund Freud d’avoir fait perdre sa foi à l’humanité et d’avoir contri­bué à éri­ger la science comme anti­no­mique de la religion.

Si cette prise de posi­tion de la part de Brad­bury peut paraître réac­tion­naire, il faut en réa­lité la com­prendre de manière spi­ri­tuelle. Il ne prône ni l’ignorance, ni l’obscurantisme et encore moins le chris­tia­nisme. Il dénonce la désa­cra­li­sa­tion de la Vie opé­rée par la science. Son dis­cours rejoint fina­le­ment celui fait par Char­lie Cha­plin dans Le Dic­ta­teur (1940) : « Notre savoir nous a fait deve­nir cyniques. Nous sommes inhu­mains à force d’intelligence, nous ne res­sen­tons pas assez et nous pen­sons beau­coup trop. Nous sommes trop méca­ni­sés et nous man­quons d’humanité. »
Le fait est que la science est comme la reli­gion, et comme toute chose qui relève de l’humain : sans mesure ni sagesse, à l’excès et à l’étroitesse, les meilleures choses deviennent pré­ju­di­ciables. Pour Brad­bury, science et reli­gion ne sont pas anti­no­miques et l’humain a besoin d’une forme de reli­gion com­prise comme une spi­ri­tua­lité, sans quoi les humains deviennent des « hommes perdus ».

À l’inverse, les Mar­tiens savaient unir science et reli­gion et ces deux matières s’enrichissaient mutuel­le­ment, ainsi ils ont cessé de « s’acharner à tout détruire » et « n’ont jamais laissé la science écra­ser l’art et la beauté ». Plus encore, le pro­ta­go­niste s’écrie : « la science n’est rien de plus que l’exploration d’un miracle que nous n’arrivons pas à expli­quer, et l’art l’interprétation de ce miracle »[13]. C’est pour­quoi Brad­bury, au fond, rejette la science-fiction telle qu’elle est défi­nie par Camp­bell.
Chez lui, l’idée de reli­gion est proche de celle d’Einstein ou de Spi­noza, dans une accep­ta­tion éty­mo­lo­gique du terme : la reli­gion comme étant ce qui relie l’homme à la nature, aux autres êtres vivants et au Grand Mys­tère (le Wakan Tanka des autoch­tones amé­ri­cains). C’est la « reli­gion cos­mique » telle qu’exposée par Albert Ein­stein, l’un des grands scien­ti­fiques de notre his­toire, notam­ment dans son œuvre Com­ment je vois le monde. Le titre de la nou­velle peut alors être com­pris comme une invo­ca­tion pour la pré­ser­va­tion de la foi, de l’humilité humaine et de ce Grand Mys­tère qu’est la Vie.
Les Bal­lons de feu abordent éga­le­ment le thème de la reli­gion en met­tant en scène des mis­sion­naires chré­tiens venant sur Mars dans le but d’absoudre les Mar­tiens de leurs péchés. Les reli­gieux s’avèrent être des indi­vi­dus obnu­bi­lés par le péché et embar­ras­sés par le libre arbitre qu’ils consi­dèrent volon­tiers comme le che­min tout tracé du Mal. Ils ren­contrent ainsi les “sphères phos­pho­res­centes” mar­tiennes qui se trouvent avoir  une vie proche de celle à laquelle tend le clergé régu­lier.
Leur libre arbitre leur a per­mis d’atteindre une vie faite d’équilibre et d’harmonie mais éga­le­ment de ne plus être vrai­ment vivants. Au-delà de l’immatérialité de leur enve­loppe, le fait qu’ils n’aient plus de besoins pri­maires (repro­duc­tion, consom­ma­tion) et qu’ils se trouvent au-delà des notions de bien et de mal, les rap­pro­chen fina­le­ment du Dieu chré­tien ou… du non-être.

Les mis­sion­naires com­prennent alors que la vérité qu’ils recherchent n’est pas unique, mais par­tielle et frag­men­tée : « il y a une vérité sur chaque pla­nète. Toutes par­ties de la Grande Vérité »[14]. C’est fina­le­ment le retour à une forme de poly­théisme qu’induit la tolé­rance reli­gieuse ; et la conclu­sion des mis­sion­naires mise en scène par Brad­bury rap­pelle l’Anekāntavāda (qui pour­rait être tra­duit par « réa­lité rela­tive ») du jaï­nisme et notam­ment la para­bole indienne des « six aveugles et de l’éléphant ».
L’intérêt de la nou­velle de Brad­bury est aussi de pour­suivre dans la voie du ren­ver­se­ment des lieux com­muns sur la conquête spa­tiale et l’extraterrestre hideux mena­çant l’humanité, dans le sillage de Stan­ley G. Wein­baum, auteur d’une Odys­sée mar­tienne (Won­der Sto­ries, juillet 1934) dans laquelle, pour la pre­mière fois, les extra­ter­restres sont des êtres sym­pa­thiques et inof­fen­sifs. Si les pre­miers Mar­tiens ima­gi­nés dans Ylla ne sont guère mieux que les humains dans leurs rap­ports de genre, ils sont beaux et s’avèrent spi­ri­tuel­le­ment capables d’être plus évo­lués que les humains.

Les Hommes de la Terre et La Troi­sième Expé­di­tion sur­prennent par­fai­te­ment les concep­tions clas­siques du lec­teur grâce aux capa­ci­tés d’illusions et au poly­mor­phisme des autoch­tones de Mars. De même, Le Mar­tien, fait à nou­veau de l’autochtone une vic­time, non de la vio­lence conqué­rante de l’humain, mais de l’égoïsme et  l’avidité des humains, dési­reux qu’ils sont de com­bler leur manque affec­tif. D’ailleurs, l’humain ne semble capable d’empathie que pour ceux qui lui res­semblent et lui rap­pellent les membres de sa famille… quand bien même ils ne seraient que des robots (Les Longues Années).
Ren­contre noc­turne aborde la tem­po­ra­lité sous un angle inté­res­sant avec l’idée sous-jacente que les lieux sont les témoins muets de l’Histoire. Là encore, Mar­tien et Ter­rien s’avèrent fina­le­ment très semblables.

Brad­bury insère dans l’œuvre une nou­velle dont le pro­pos comme l’atmosphère appa­raissent inco­hé­rents au regard des autres, Usher II, publiée dans Thril­ling Won­der Sto­ries en avril 1950. Elle demeure néan­moins très inté­res­sante et se lit comme un hom­mage à l’univers fan­tas­tique et mer­veilleux en géné­ral, et à Edgar Allan Poe en par­ti­cu­lier. Plus encore, cette his­toire pré­fi­gure les années de cen­sure de la période 1950–54, à l’instigation du séna­teur répu­bli­cain Joseph Ray­mond McCar­thy.
En pleine psy­chose du com­plot com­mu­niste, le mac­car­thysme s’acharne à l’épuration de tous les élé­ments jugés sub­ver­sifs, exploi­tant la situa­tion natio­nale et le contexte inter­na­tio­nal pour pré­tendre au bien-fondé de cette cam­pagne, en s’attaquant en prio­rité aux milieux intel­lec­tuels et artis­tiques. C’est d’ailleurs dans cette nou­velle (et dans une moindre mesure celle inti­tu­lée Les Musi­ciens) que se mettent en place les idées déve­lop­pées par la suite dans Fah­ren­heit 451.

Brad­bury y fus­tige sans pitié aucune les mora­li­sa­teurs de toute espèce qui asep­tisent le monde artis­tique, nuisent à la liberté d’expression et façonnent un monde lit­té­raire à leur seule conve­nance. Il est dif­fi­cile ici de ne pas faire de lien avec notre époque où les quelques édi­teurs asphyxient les nou­veaux talents, érodent tant la science-fiction qu’elle est réduite à une peau de cha­grin et s’érigent comme des empires, impo­sant à la société les œuvres qu’ils jugent suf­fi­sam­ment ren­tables tout en pré­ten­dant connaître les goûts des lec­teurs, alors que ce sont eux seuls qui les façonnent…
De même, nous assis­tons à une telle judi­cia­ri­sa­tion de la pen­sée et de la morale, cor­ré­la­tive à la judi­cia­ri­sa­tion de la société et des rap­ports sociaux en géné­ral, au nom de valeurs d’apparence très louables, qu’il est dif­fi­cile de ne pas trans­po­ser le pro­pos de Brad­bury sur notre propre actua­lité : « On s’est mis à cen­su­rer […] sous la pres­sion de tel ou tel groupe, au nom de telle orien­ta­tion poli­tique, tels  pré­ju­gés reli­gieux, telles reven­di­ca­tions par­ti­cu­lières ; il y avait tou­jours une mino­rité qui redou­tait quelque chose, et une grande majo­rité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du pré­sent »[15] Fina­le­ment, la légi­ti­mité de la cen­sure, sous cou­vert de limites indis­pen­sables à la liberté d’expression, repose sur cette seule ques­tion : faut-il inter­dire l’expression aux into­lé­rants au risque d’être into­lé­rant soi-même ?

Les der­nières nou­velles du recueil sont éga­le­ment très mar­quées par leur contexte d’écriture et font montre du pas­sage que fran­chit la science-fiction à par­tir des années 1940. Avec la guerre, la décou­verte des camps d’extermination et les bom­bar­de­ments ato­miques du 6 et du 9 août 1945 se pose désor­mais la ques­tion d’une bar­ba­rie humaine décu­plée par la science et le pro­grès.
La science-fiction, et notam­ment celle que l’on trouve dans Astoun­ding, ne peut per­sé­vé­rer dans la voie d’un posi­ti­visme béat, consi­dé­rant avec un opti­misme naïf toutes les avan­cées tech­no­lo­giques. Le ton du genre change, deve­nant plus sombre et fata­liste, et appa­raissent alors les pre­miers récits post-apocalyptiques.

Cette tona­lité déses­pé­rée se retrouve dans Vien­dront de douces pluies (mai 1950) dans laquelle la ter­reur ato­mique laisse lit­té­ra­le­ment sa marque, à l’instar des ombres pro­je­tées d’Hiroshima et de Naga­saki, les objets et les corps humains ayant fait bar­rage au rayon­ne­ment ther­mique sur le béton… Cette nou­velle est un éloge funèbre à cette atro­cité, comme un poème à l’absurdité humaine et à ses prouesses tech­no­lo­giques. C’est la triste célé­bra­tion des remar­quables capa­ci­tés dont font preuve les humains lorsqu’il s’agit de pro­grès et d’autodestruction, tels les revers d’une même médaille.
D’un point de vue sty­lis­tique, elle est éga­le­ment très inté­res­sante car construite sur la per­son­ni­fi­ca­tion de la mai­son et des robots qu’elle contient mais éga­le­ment du feu. Son titre ren­voie à l’équilibre des choses et au cycle de la vie et de la mort, le feu lui-même éteint ensuite. C’est aussi une leçon d’humilité et l’histoire de la lutte de la tech­no­lo­gie contre un élé­ment natu­rel invin­cible ; contre Dieu ou la Nature. Enfin, l’idée de Brad­bury est très réa­liste car, en dehors de cer­tains déchets nucléaires, il y aurait peu de ves­tiges de notre civi­li­sa­tion qui per­du­raient au-delà de cinq cents ans et le feu sau­rait détruire le reste, notam­ment le plastique.

Enfin, The Million-Year Pic­nic, parue pour la pre­mière fois dans Pla­net Sto­ries à l’été 1946, pre­mière nou­velle d’un point de vue chro­no­lo­gique, et pour­tant pla­cée en guise de conclu­sion du recueil, inau­gure la période carac­té­ri­sée par ce que Millet et Labbé nomment « le désen­chan­te­ment de la science-fiction » et l’humanité n’a plus que pour seul espoir de ten­ter de recom­men­cer quelque chose de mieux, ailleurs.
La néces­sité pour les pro­ta­go­nistes de se consi­dé­rer désor­mais comme des Mar­tiens est sans doute plus pro­fonde que ce que l’on com­prend en pre­mière lec­ture. Ce n’est peut-être pas seule­ment la “chute” d’une nou­velle, mais une inter­ro­ga­tion sur la néces­sité de s’affranchir de la concep­tion tra­di­tion­nelle de l’humain tel qu’elle nous a défi­nit jusqu’à pré­sent pour accep­ter de deve­nir quelque chose d’autre. Mars n’aurait ainsi pas besoin de ter­ra­for­ma­tion, mais l’humain d’évolution de sa nature.

Les Chro­niques Mar­tiennes forment un clas­sique de la science-fiction. Sans échap­per à son contexte d’écriture, par la forme comme le fond, l’œuvre de Brad­bury ouvre le genre à une nou­velle dimen­sion : celle de l’anticipation poé­tique et oni­rique où, d’enchantements en déses­poirs, rêve et cau­che­mar se confondent.
Et si Col­son et Ruaud ont rai­son, en ce qu’ils consi­dèrent que la science-fiction a pour but inavoué de pré­pa­rer l’inconscient col­lec­tif à des évo­lu­tions his­to­riques à venir, espé­rons que l’humain devienne un Mar­tien avant de colo­ni­ser Mars, pour lui don­ner une chance de sau­ver la Terre comme l’humanité.

sophie bonin
Ray Brad­bury, Chro­niques mar­tiennes, Folio, coll. « Folio SF », 2008.

[1] Ray Brad­bury, Chro­niques mar­tiennes, Folio, coll. « Folio SF », 2008, pp. 12 et 13.

[2] Entre­tien avec Devin D. O’Leary, « Grand­fa­ther Time — An Inter­view with Ray Brad­bury », paru dans Weekly Wire, 27 sep­tembre 1999.

[3] Stan Barets, Le science-fictionnaire 1, Denoël, coll. « Pré­sence du futur », 1994, p. 86.

[4] Gil­bert Millet et Denis Labbé, La Science-fiction, Belin, coll. “Sujets”, déc 2001, p. 387.

[5] Jacques Sadoul, Antho­lo­gie de la lit­té­ra­ture de science-fiction, Ram­say, 1981.

[6] Lor­ris Murail, Les Maîtres de la science-fiction, Bor­das, coll. « Com­pacts », 1993.

[7] Annick Beguin, Les 100 prin­ci­paux titres de la science-fiction, Cos­mos 2000, 1981.

[8] Raphaël Col­son et André-François Ruaud, Science-fiction : Les fron­tières de la moder­nité, Mne­mos Edi­tions, coll. « Icare », 2008, p. 7.

[9] Op. cit., Col­son & Ruaud, p. 14.

[10] White Anglo-Saxon Pro­tes­tant, arché­type du colon d’Amérique du Nord.

[11] Lit­té­ra­le­ment « Et que la lune soit tou­jours aussi brillante », mal­heu­reu­se­ment tra­duit par « … Et la lune qui brille » dans l’édition française.

[12] Sur­nommé « le bou­le­dogue de Dar­win » en rai­son de l’ardeur avec laquelle il défen­dait la théo­rie de l’évolution.

[13] Op. cit., Brad­bury, p. 113.

[14] Op. cit., Brad­bury, p. 169.

[15] Op. cit., Brad­bury, pp. 210 –211.

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