Que les lecteurs fouillent des yeux les rayons d’une bibliothèque ou d’une librairie proposant encore un espace dédié à la SF : ils apercevront, aux côtés de Ray Bradbury et d’Isaac Asimov, une ou deux œuvres de Clifford Simak. Et l’une d’elle, sûrement, s’intitulera Demain les chiens.
Dans le panthéon de la SF, Clifford Simak est un nom qui résonne de toute la force d’un dieu. De son temps déjà, l’œuvre fut honorée de l’International Fantasy Award (1953) et Simak reçut le prix Damon Knight Memorial Grand Master de la SFWA pour l’ensemble de sa carrière (1976). De nos jours, les ouvrages spécialisés abondent de superlatifs et de mélioratifs pour décrire autant l’œuvre que l’auteur : Gilbert Millet et Denis Labbé [1] considèrent Simak comme “un des plus grands conteurs [et] un des maîtres du genre “, Jacques Sadoul [2] qualifie Demain les chiens de “chef-d’œuvre ” et Lorris Murail [3] de “grand classique de l’âge d’or”.
“L’âge d’or” de la SF correspond aux années 1940 et est effectivement marqué par le talent des auteurs états-uniens, dont Simak faisait alors partie. Jusqu’à cette époque, la SF était un genre littéraire méprisé, relégué au rang de genre populaire tout juste digne d’être publié sous forme de nouvelles dans des revues spécialisées. C’est pourquoi Demain les chiens n’est pas, originellement, un roman, mais un fix-up rassemblant huit nouvelles publiées dans le magazine Astounding Science Fiction à partir de 1944.
Ajoutant des introductions fondées sur les commentaires de philologues et exégètes canins, Simak fixe définitivement la forme romanesque en 1952 et fait écho, facétieusement, aux débats philologiques de l’humanité sur les mythes antiques et religieux. Ce procédé a pour intérêt d’ajouter de la cohérence à l’ensemble, mais aussi d’assurer une assise réaliste à son œuvre de science-fiction tout en renforçant le point de vue qu’il défend tout au long du roman.
Si cette œuvre connut et connaît encore le succès qui lui est dû, c’est bien sûr d’abord, par la qualité d’écriture de Simak, dont la particularité, conjuguée à la forme divertissante de la nouvelle, assure une lecture agréable. Mais c’est aussi parce que cette œuvre emploie de nombreux topoï du genre afin de servir une réflexion tout à fait originale, voire révolutionnaire si ce n’est avant-gardiste, sur notre espèce tout en proposant à la SF de nouvelles voies d’écriture.
L’écriture de Simak est maîtrisée, mature et poétique. A priori, elle n’a rien de particulier : Simak utilise les temps habituels, rédige les différentes actions en focalisation interne sur les quelques personnages principaux, élabore avec justesse les décors et les psychologies, met en place des dialogues dont le style révérencieux et passéiste prête à sourire et qui, pourtant, sont parfaitement dans le ton général de l’œuvre . Et c’est précisément cette ambiance qui caractérise le plus Simak.
Son écriture est en effet empreinte de douceur et de tranquillité, les actions ne sont jamais précipitées et une place de choix est laissée à la Nature. Approchant à sa manière le genre états-unien du nature writing, l’auteur transmet, via sa plume, l’amour et la poésie que lui inspirent les décors sauvages de notre planète, de sorte que l’œuvre entière se caractérise par une remarquable quiétude ; sérénité que ne sauraient perturber les états d’âmes des personnages comme les actions.
Le fait est que Simak n’a pas besoin ni, sans doute, d’intérêt à mettre en place de spectaculaires rebondissements ou de stupéfiants dénouements par un retournement de situation inattendu.
Il faut noter ici que critiques et auteurs outre-Atlantique sont beaucoup moins rigides que les français sur la forme que devrait prendre la nouvelle pour être jugée conforme et apte à recevoir ce label. Cet avantage permet aux auteurs états-uniens d’ouvrir la nouvelle à des propos recherchés plus qu’à de clinquantes actions ; à une ambiance d’histoires divertissantes portant en filigrane une réflexion non didactique, plus qu’à un schéma narratif obligatoire qui ne serait finalement qu’une recette étriquée.
Alors que les Anglo-Saxons définissent essentiellement la nouvelle comme un récit court, les francophones, tels Baudelaire ou Éric-Emmanuel Schmitt, insistent sur la nécessité de créer une intensité dramatique ininterrompue. Ces auteurs concevant par antithèse le roman comme un “fourre-tout”, la nouvelle devrait avoir une architecture qui tend toute entière à la production d’un effet dirigiste sur le lecteur. Cette conception étroite a le malheur de discréditer injustement le roman et de réduire considérablement les possibilités du genre.
Grâce aux auteurs tels que Simak, la nouvelle retrouve son charme comme sa liberté et le lecteur est réhabilité en tant que réceptacle pensant et participatif. Brèves, centrées sur une action et une temporalité relativement courte, quelques lieux et personnages, ici les descriptions ne sont pas pertinentes parce qu’elles visent à l’aboutissement d’un dénouement mais parce qu’elles installent une atmosphère contemplative propre à Simak.
Les détails font sens au regard du sentiment méditatif que l’auteur veut faire naître, sans brusquerie ni dirigisme.
C’est précisément pourquoi les chutes simakiennes ne sont pas choisies pour leur effet de surprise mais pour leur capacité à faire naître la réflexion. D’ailleurs, l’auteur ne se prive pas de chutes qui ne sont “que” des traits d’humour mais qui, en seconde lecture, renvoient au propos de la nouvelle, tel le premier récit dont la fin rappelle en clin d’œil les difficultés de certains humains à s’adapter aux machines et vice versa.
Certaines chutes laissent volontiers le lecteur sur sa faim, lui laissant la liberté d’imaginer le choix final du personnage (deuxième et cinquième nouvelles). Quant aux autres, elles tombent à point nommé comme la conclusion du point de vue que Simak cherche à communiquer à son lecteur tout en lui laissant la liberté de le comprendre… ou pas. La chute serait finalement les points de suspension d’une phrase que le lecteur devrait logiquement finir à la lumière de la mise en scène simakienne.
Cette volonté de faire naître la réflexion chez le lecteur explique en partie pourquoi Demain les chiens est parfois étiqueté “conte philosophique”. Simak lui-même présente ses nouvelles comme des contes. Bien sûr, le lecteur comprend que ce qualificatif ne correspond pas au genre habituel du conte, un récit merveilleux mettant en action le bien contre le mal, mais bien à un qualificatif propre à la civilisation canine tout en étant un effet de style provoqué par Simak.
Les chiens parlent de “contes” quand les humains parleraient de “mythes fondateurs”. Cependant, mettre l’accent sur le “conte” plutôt que le “mythe” abolit le caractère divin rattaché à ce dernier pour privilégier l’aspect invraisemblable que l’on accorde au premier. En d’autres termes : quand bien même ces “contes” seraient des récits historiques expliquant les origines de la civilisation canine, ceux-ci font l’objet de débats philologiques et les Chiens les considèrent davantage comme des fictions divertissantes.
Demain les chiens n’est donc pas un conte philosophique car il n’en possède aucune des caractéristiques. Toutefois, par son fond, il revêt bien une dimension philosophique en ce qu’il est construit sur une argumentation relative à la nature humaine. Et tous ceux qui ont qualifié cette œuvre “d’humaniste” sont invités à la relire car ils sont très manifestement passés à côté de la thèse défendue par Simak qui est, à l’inverse, une opposition à la vision humaniste.
Fondé à la fin du 18e siècle pour décrire le mouvement culturel italien du 14e siècle, le mot “humanisme” désigne l’ensemble des valeurs prônées par les penseurs de la Renaissance. Plus particulièrement, il désigne une pensée philosophique qui considère l’Homme comme une fin suprême et les valeurs humaines comme supérieures à toutes les autres, par opposition à la religion qui plaçait Dieu au centre du monde.
Or, s’il y a une thèse âprement défendue par Simak dans Demain les chiens, c’est bien celle d’un anti-anthropocentrisme accompagné de relativisme interspécifique. C’est pourquoi les chutes ne sont pas primordiales car chaque histoire s’ajuste de manière graduelle pour retourner la conception ordinaire que le lecteur a de sa propre espèce.
La surprise ne tient pas seulement dans la chute, mais se diffuse ainsi dans l’intégralité des récits et la réflexion simakienne aborde des domaines dont l’humain s’imagine qu’ils le caractérisent en tant qu’espèce supérieure.
Ainsi, dans la première nouvelle, La Cité, Simak soulève les inconvénients et l’aspect contre-nature de la vie urbaine. Néanmoins, cette vision négative d’une structure sociale considérée comme inadaptée se colore de nostalgie car elle constitue, ici, un passé imparfait mais révolu, les avancées technologiques ayant permis aux humains de se replier sur la cellule familiale.
La deuxième nouvelle, intitulée logiquement La Tanière, met en lumière la conséquence dommageable de la fin de la vie en imposante et étroite collectivité : la survenue de l’agoraphobie. Simak y esquisse également ce qu’il considère comme une arriération humaine : l’absence de possibilité de compréhension, au sens étymologique, de l’altérité. L’humain apparaît alors comme un être égocentré par nature et caractérisé par l’absence de capacité à percevoir des signifiés qui ne passeraient pas par le filtre déformant et réducteur de la parole. Finalement, Simak pointe du doigt les limites de notre appareil phonatoire et de notre système linguistique, ce qui apparaît plutôt ironique pour des êtres qui se targuent d’être dotés de la parole et d’une capacité de réflexion reposant sur un système linguistique.
À l’instar de ce que pense la civilisation canine, Le Recensement est sans doute la nouvelle la plus intéressante et importante de l’œuvre . C’est ici qu’apparaissent les chiens capables de parole et des “mutants” aux actes déconcertants tant ils semblent, étymologiquement, anormaux.
Simak y développe son idée de “pression sociale” et se fait ainsi précurseur du concept sociologique – dans la continuité des travaux d’Emile Durkheim amorcés à la fin du 18e siècle mais avant les travaux des sociologues ayant poursuivi cette étude de “l’influence”, ou “pression”, sociale, avec notamment “l’expérience de Asch” en 1956, laquelle prouve le pouvoir du conformisme sur les décisions d’un individu appartenant, même temporairement, à un groupe d’individus, même inconnus. Simak a justement cette intuition de l’effet de conformisme que produit la vie en collectivité et décrit le “besoin psychologique et physiologique” qu’ont les humains de “se sentir approuvé par leurs semblables”, d’être dans la norme et d’adhérer au “culte de la fraternité”.
Or, pour Simak, cette propension naturelle à un double effet négatif et positif ; s’il engendre les pires phénomènes de groupe, il assure également l’unité de l’espèce humaine. En conséquence, les mutants, libérés de la pression sociale, apparaissent car ils sont laissés libres de développer le plein potentiel de leurs capacités. Mais, en contrepartie, comme ils ne ressentent pas de sentiment d’appartenance, ils ne soumettent pas leurs capacités au profit d’une espèce humaine qu’ils ignorent.
C’est en quelque sorte, chez Simak, l’apparition ici d’une conception du transhumanisme peu éloigné du transhumanisme défini par le biologiste Julian Huxley en 1957 comme un « homme qui reste un homme, mais qui se transcende lui-même en déployant de nouvelles possibilités pour sa nature humaine »[4]. À la différence près que, pour Simak, un homme qui transcende sa nature humaine, n’est plus humain et se désintéresse de l’humanité.
La quatrième nouvelle, Les Déserteurs, poursuit l’argumentation amorcée dans la précédente et Simak est l’un des premiers auteurs à aborder le thème de la panthropie. D’une façon fort habile et ingénieuse, Simak retourne les conceptions ordinaires que l’humain a de lui-même et le lecteur comprend que l’humain est un être limité et potentiellement inférieur aux autres vies extraterrestres.
Les “dromeurs” (“galopeurs” dans la seconde traduction, “loper” en version originale) ont non seulement la pleine maîtrise de leurs facultés psychiques comme physiques, harmonieusement adaptés qu’ils sont à l’écosystème de Jupiter, mais plus encore, leurs facultés sensorielles sont décuplées et ils possèdent un sens supplémentaire assurant une forme de télépathie qui est bien au-delà de la simple communication linguistique. Et le lien qui unit, sous cette forme : un chien et un humain, est si fort qu’il rend pitoyable la vieille complicité qui liait ces deux espèces depuis 30 000 ans.
Dans Le Paradis, l’annonce de la possibilité de se transformer en une race supérieure à l’Homme et la survenue inattendue d’un moyen de comprendre, ou plutôt de ressentir, la véracité profonde de cette annonce, via la diffusion par messages subliminaux d’une philosophie développée par un Martien et achevée par un mutant, condamnent définitivement l’humanité.
Les derniers humains restants, dans Les Passe-temps, ne mènent plus qu’une vie individualiste et oisive. En l’absence de communauté, les passions de chaque être humain, les capacités qu’il démontre à la réalisation d’une activité, s’avèrent inutiles car personne n’est plus présent pour en avoir le bénéfice ou seulement en reconnaître l’utilité. Et Simak juge avec sévérité la suffisance de l’Humanité par l’intermédiaire de son personnage, convaincu que les humains conserveront à jamais ce défaut d’arrogance qui les porte à croire qu’ils sont supérieurs.
Car, en se « proclamant roi de la création », ils font preuve d’un « égoïsme complaisant » persuadés qu’ils sont que la seule race importante est la leur. Dans ce conte, le protagoniste John Webster, à l’inverse de son ancêtre Tyler Webster, condamne la race humaine et la réduit au silence car il estime qu’elle ne mérite pas de traitement de faveur et préfère laisser l’entière place aux chiens, de manière à ce qu’ils conçoivent une nouvelle société qui ne serait pas indubitablement corrompue par la pensée humaine mais au contraire fondée sur une « fraternité animale », plutôt que raciale, sur une compréhension psychique, plutôt que linguistique, et sur l’exploration des « mondes connexes », où vivent notamment les « horlas ».
Pour Simak, à présent, le mieux que l’Homme puisse faire, c’est de devenir un Dieu, non en tant que supériorité immatérielle omnipotente, mais en tant que mythe : substrat d’histoires divertissantes que l’on se raconte le soir, auprès d’un feu.
Dans Ésope, Dieu de la fable – la fable des Hommes en l’occurrence – les chiens et les robots découvrent une nouvelle façon de concevoir la temporalité et celle-ci n’est finalement pas linéaire de sorte que le passé et le futur n’existent pas. Le temps est une autre dimension, ou plutôt une série de dimensions parallèles, évoluant au présent. Les êtres ne peuvent donc pas voyager à travers le temps car il n’est pas un écoulement.
Puis, l’un des derniers humains survivants, lointain descendant de la famille Webster, invente « l’arc et la flèche » et tue un animal par accident. Jenkins, le serviteur robot des Webster et des websters (antonomase désignant les humains pour les chiens) depuis 7000 ans, comprend que l’humanité n’a pas été caractérisée par l’annihilation de l’altérité par erreur ou malchance, mais par nature. Voilà que Simak, via un personnage androïde, conclut que les humains ne méritent pas d’être divinisés à cause de leur nature destructrice ; pire, les autres races animales et notamment celles des chiens valent la sienne et lui sont même supérieures. Et la chute augure de la sauvagerie intelligente des humains.
Un moyen bien simple, dernière nouvelle du recueil, réitère, en partie, cette idée selon laquelle, fatalement, l’humain n’est capable que d’extermination, plus encore chaque fois qu’un problème lié à une cohabitation interspécifique se présente à lui.
L’œuvre de Simak se distingue ainsi par une pensée qui est au-delà de l’humanisme et même contre l’humanisme : l’humain n’est pas le seul animal pensant digne d’intérêt, ni sur Terre, ni dans l’univers. Le hasard a seulement voulu qu’il soit doté d’un appareil phonatoire lui ayant permis l’élaboration d’un langage articulé complexe et, par conséquent, d’une réflexion structurée.
Toutefois, l’humain demeure une créature limitée et imparfaite, et son évolution technologique, seule, ne peut améliorer sa nature immuable. De conte, l’œuvre ne possède que le lyrisme, un certain optimisme au regard notamment des inventions technologiques (le nucléaire, les plantations hydroponiques, etc.), et une sage quiétude qui rend le voyage agréable pour le lecteur. Pour le reste et paradoxalement, le propos sous-jacent est caractérisé par un fatalisme intransigeant à travers lequel le lecteur pourra néanmoins percevoir l’amour trahi du désillusionné. Dans cette œuvre , Simak apparaît finalement comme un philanthrope devenu misanthrope (il est connu que l’on hait ce que l’on voudrait, mais ne peut, aimer).
Si son opinion sur l’humanité peut relever d’un certain cynisme, selon l’acceptation contemporaine que l’on fait du terme, Simak considérant en effet que l’Homme est fatalement un loup pour l’Autre et jugeant les Chiens plus aptes à accomplir une destinée empreinte d’amour, de compréhension et de tolérance, il se démarque paradoxalement par son optimisme dans sa façon d’aborder le thème post-apocalyptique, à l’inverse de ce que feront ses successeurs.
En outre, le thème d’une civilisation animale supplantant la civilisation humaine annonce La Planète des singes (1963) de Pierre Boulle. Enfin, Simak assoie son discours sur tous les topoï du genre : robots et androïdes, voyages spatiaux et conquête spatiale, panthropie, exoplanètes, mondes virtuels, hypersommeil, dimensions parallèles…
Grâce à Demain les chiens, Simak a prouvé que la SF était un genre doté d’une réelle profondeur, alliant agréable divertissement et réflexions idéologiques, à l’instar des plus grandes œuvres littéraires. C’est pourquoi, l’épopée canine, substrat d’un anti-anthropocentrisme suivant une démonstration qui se comprend, en filigrane, comme une véritable récrimination à l’encontre d’une espèce humaine limitée par nature et pourtant arrogante, est aujourd’hui considérée comme un classique.
sophie bonin
Clifford D. Simak, Demain les chiens (City), trad. Jean Rosenthal, édition J’ai Lu, coll. « Science-fiction », no 373, 2005.
[1] Gilbert Millet et Denis Labbé, La Science-fiction, Belin, coll. “Sujets”, déc 2001, p. 396
[2] Jacques Sadoul, Histoire de la science-fiction moderne. 1911–1984, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et Demain / Essais », p. 151
[3] Lorris Murail, La Science-fiction, Larousse, coll. « Guide Totem », 1999, p. 302
[4] Julian Huxley, Towards a New Humanism (non traduit en français), 1957.