Bertrand Lavier, Bertrand Lavier

De la tron­çon­neuse Hus­q­varna à la sta­tuaire africaine

Bertrand Lavier a com­mencé son œuvre plas­tique en appre­nant l’art des jar­dins. Mais c’est en pas­sant, jeune étu­diant, devant la vitrine de la gale­rie Tem­plon qu’il se fami­lia­risa avec l’art d’avant-garde – car, comme le pré­cise iro­ni­que­ment Cathe­rine Millet dans sa belle pré­face inti­miste (consi­dé­rée à l’époque comme spé­cia­liste de l’art concep­tuel) — « on ne par­lait pas encore d’art contem­po­rain ». D’abord empê­tré dans des consi­dé­ra­tions d’une théo­rie floue sur son art, le jeune créa­teur s’en est vite dégagé pour refon­der un art neuf sous l’influence – entre autres – de Niele Toroni.
Pas de place chez un tel artiste à la tri­che­rie mais au re-fondement de l’art. Pour Lavier, il s’agit de don­ner toute sa liberté à l’imagination par un jeu sur la trans­pa­rence et l’opacité afin de renou­ve­ler la per­cep­tion. Le tout en usant du temps et à tra­vers des œuvres que le mar­ché de l’art eut par­fois du mal à accep­ter. Ce qui fai­sait dire à l’artiste : « je serais tenté de pen­ser que si les bons artistes étaient riches, l’art s’en trou­ve­rait amé­lioré. On sup­pri­me­rait beau­coup de gâchis, c’est-à-dire la pro­duc­tion ali­men­taire sédui­sante ». La trans­pi­ra­tion est donc néces­saire pour qu’un artiste devienne qui il est.

Certes, dit encore Lavier, « depuis Mar­cel Duchamp l’artiste trans­pire de moins en moins », ce qui n’enlève rien au mérite que le créa­teur por­tait à son aîné et même s’il dut s’opposer à lui. Certes, il ne se fait pas d’illusion sur la récep­tion des œuvres : le mar­ché est prêt à tout confondre dans la féti­chi­sa­tion de l’objet d’art dès que la signa­ture est recon­nue pour de bonnes ou de mau­vaises rai­sons. Mais l’artiste a su pas­ser outre. Il se tient à son exi­gence d’autant qu’à côté du mar­ché « libre », et en France, la créa­tion des Frac (fonds régio­naux d’art contem­po­rain) n’a pas éclairci la donne.
Attiré par Duchamp mais aussi par Bran­cusi, Léger Rau­schen­berg, Jas­pers John et tout autant par Pica­bia et Mar­cel Brood­thaers, l’artiste comme il l’écrit s’est refait un nom en « trans­for­mant du réel en du Ber­trand Lavier ». Et dans ce livre, le plas­ti­cien explique un tel pro­ces­sus à tra­vers ses dif­fé­rents chan­tiers et au sein d’une pro­li­fé­ra­tion tou­jours à l’œuvre dans l’œuvre.

Peu inté­ressé par la valeur d’usage des objets, il a vaga­bondé presque incons­ciem­ment sur dif­fé­rents thèmes : la consom­ma­tion, l’argent, la nour­ri­ture par exemple. Ses œuvres se sont donc foca­li­sées sur cer­tains pro­blèmes presque for­tui­te­ment en d’étranges jeux de miroir — au sein de ses « Reliefs-peintures » par exemple.
Celui qui a trans­formé des tron­çon­neuses en sculp­tures afri­caines puis des sculp­tures afri­caines en œuvres modernes a joué des matières et de sa propre signa­ture (il ne signe pas ses sculp­tures mais leur socle) en des suites de super­po­si­tions de touches qui, et là encore, jouent d’une empreinte par­ti­cu­lière entre l’opacité et la transparence.

C’est à la fois une manière de prendre de la dis­tance et d’aérer le dis­cours pom­peux sur l’art. L’artiste conti­nue ainsi à prou­ver que la couche de pein­ture dont il recouvre des sur­faces est un moyen de redon­ner sa vraie force et pré­sence à la pein­ture dans une « esthé­ti­sa­tion » para­doxale de la réa­lité.
Tout est créé pour accen­tuer des doutes sur le sens à accor­der à la per­cep­tion et offrir une nou­velle poé­tique à un art qui de la sorte échappe à la théo­rie et revient à la magie des arts premiers.

jean-paul gavard-perret

Ber­trand Lavier,  Ber­trand Lavier, pré­face de Cathe­rine Millet, Edi­tions Art Press,  coll. « Les grands entre­tiens d’artpress », Paris, 2018, 88 p. — 18,00 €.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Entretiens

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>